11

Deux semaines s'écoulèrent. Deux semaines pendant lesquelles une idée obsédante venait sans répit et sans pitié me tourmenter : Cécile me manquait cruellement. Plus les jours passaient et plus son absence occupait une place importante dans ma vie, comme un grand vide qui s'élargissait à la manière d'une tumeur maligne, dévorant irresistiblement tous mes instants de joie. Les journées se traînaient interminablement du réveil jusqu'au dernier cours que je donnais à la Sorbonne. Sitôt le dernier étudiant sorti de l'amphithéâtre, je me rendais à l'hôpital. J'espérais à chaque fois apercevoir sa silhouette sur le parking de l'établissement, mais je n'y retrouvai que la déception. Mon espoir, cependant, me poursuivait jusqu'à la chambre de Marc, et je ne désespérais pas de la trouver au chevet de mon ami. Mais la réalité balayait d'un geste indifférent mes pauvres chimères.

Je n'ai de souvenir de cette période qu'une lassitude pénible qui s'insinuait dans chaque instant de ma vie, à l'image du ciel bas et uniformément gris qui peser sur la ville durant tout ce temps là. Elle imposait à chacun de mes gestes, à chacune de mes pensées, un effort permanent pour les tisser les uns aux autres afin qu'il en résultât la continuité et le sens de mon existence. Mais ces mots sont chargés d'une connotation dramatique qui ne sied pas pour décrire ce lent processus de dégradation qui me dévorait de l'intérieur comme la gangrène.

Pendant tout ce temps, l'état de Marc était resté stationnaire. Aucun signe de guérison n'était visible. Sa mémoire ressemblait toujours à un grand désert sans relief ni repères, un trou noir béant comme une plaie douloureuse. Il montrait invariablement la même avidité à découvrir son passé. Il m'attendait avec une impatience ostensible, les épaules carrées dans le duvet de son oreiller. A chaque fois, il abordait un aspect différent de sa vie passée. La logique qui présidait au choix des sujets était insaisissable. Aucun lien ne pouvait être établi entre nos conversations sinon qu'elles se rapportaient à son passé. Peut-être, n'y en avait-il pas. Je lui avais parlé de ses parents, puis, le lendemain il m'avait bombardé de questions à propos de sa voiture, puis, ce fut le tour de la vie au village... Il m'écoutait attentivement, comme l'on écoute une histoire extraordinaire. Mais cette histoire était la sienne. Pourtant, à ses yeux, elle constituait un corps étranger venu de l'extérieur. Rien dans mes propos ne semblait lui appartenir. Il les emmagasinait dans sa mémoire comme on le fait d'un film ou d'un roman mais il ne s'y reconnaissait pas. D'une certaine manière ma tâche ressemblait à celle d'un chirurgien greffant un organe sur un patient. Mais l'organe qui m'occupait était d'une nature bien différente : il s'agissait de souvenirs !

Marc acceptait mes explications. Il se contentait de les émailler de quelques commentaires souvent sarcastiques. Il relevait de temps à autres des contradictions qu'il me pressait de corriger. Je tentais de lui expliquer que le cheminement d'une vie n'est pas une avenue rectiligne mais qu'il se perd souvent dans des détours incompréhensibles et même parfois obscurs. Mes arguments ne semblaient pas le convaincre. A vrai dire je doutais moi-même de leur pertinence. Ce que je racontais à Marc n'étais qu'une interprétation de son existence au travers de la mienne. Ne déformais-je pas la réalité des faits ? Les événements s'étaient-ils vraiment déroulés tels que je les lui racontais ? Quelle part de distorsions apportaient ma propre personnalité et la perception que j'avais de la sienne ? A ces questions je ne pouvais trouver de réponses. N'avais-je pas maintes fois volontairement omis des pans entiers de la vérité ? Or les omissions ne sont-elles pas tout simplement des mensonges pudiquement déguisés ? Je savais que, si je ne lui avais jamais menti, je ne lui avais pas tout dit. Ces lacunes parsemaient mes récits comme autant de poutres manquantes dans un édifice. Plus la construction s'élevait, plus la nécessité de les combler se faisait sentir. Il n'y avait pas d'issue. Je ne pouvais pas éternellement esquiver certaines vérités. Un jour ou un autre j'allais devoir les aborder.

C'était un Dimanche. Je me souviens parfaitement du va-et-vient des familles dans les couloirs de l'hôpital. L'établissement se peuplait ainsi une fois par semaine d'enfants, de maris et d'épouses au visage compassé. Je me rappelle surtout le temps qui pesait sur la ville, statique comme un animal mort. Ma rue était remplie de l'écho de la voix d'une poignée d'enfants qui jouaient dans des flaques d'eau, entre deux averses. Le ciel était uniformément gris au point que l'on aurait pu croire que la ville tout entière s'y reflétait. Une journée triste sans ombre, sans vie et sans âme. Ainsi se succédaient les dimanches d'hiver...

Je ne vibrais pas d'une folle envie de me rendre à l'hôpital mais je ne trouvais pas davantage d'entrain à faire autre chose. Ce jour-là, le rituel des visites de Marc m'ennuyait. Je pouvais bien sûr attribuer cette humeur à la grisaille de l'hiver parisien. Il est vrai que le désenchantement des jours finit par se diluer dans la substance des pensées au point d'imprégner chaque sentiment, chaque émotion. Mais derrière cette langueur je percevais confusément autre chose. Je commençai par incriminer la stagnation de l'état de Marc. Mes efforts buttaient vainement contre un mur. Ma motivation du début s'effritait peut-être devant la constatation de plus en plus évidente de l'échec. Mais que pouvais-je faire, sinon remplacer sa mémoire défaillante ? Le médecin m'avait averti que la durée du processus de guérison n'était pas prévisible. Il pouvait prendre quelques jours ou s'étaler sur plusieurs mois. Je ne devais donc pas me décourager. En me disant cela je découvrai au fond de moi encore beaucoup de persévérance. La raison de mon humeur se trouvait ailleurs, assurément. Une intuition traversa mon esprit comme un éclair, en laissant un étrange malaise en moi. J'eus le sentiment fugitif que la véritable cause de ma lassitude n'était autre que Marc lui-même. Je tentai de dérouler le raisonnement qui avait abouti à cette conclusion. Mais il s'était évanoui. Malgré tous mes efforts je n'en retrouvai pas même le fil conducteur. Il ne me restait plus que cette évidence désagréable que je voulais chasser de mes pensées. Je ne pouvais accepter cette idée. Elle remettait en question des années d'amitié qui avaient résisté à tant d'orages. Je luttais pour m'en débarrasser, la rejeter comme un corps étranger indésirable. Mais en mon fond intérieur quelque chose résistait. Dès les premiers moments, Marc n'avait pas montré beaucoup de volonté à guérir. L'idée incongrue me vint alors que toute cette histoire n'était peut-être qu'une inconcevable mise en scène, une farce grotesque. Il s'amusait avec moi, avec le médecin, avec tout le monde. Marc était-il vraiment capable d'une telle mascarade ? Me demandai-je avec une pointe d'inquiétude. Non, ce n'était pas possible. J'étais en train de m'égarer. La fatigue sans doute ou plus simplement le temps déprimant de ces derniers jours étaient en train de me jouer un tour. Marc était certes un être capable de tout, mais pas au point de se moquer ainsi de son seul ami. Je soulevai les épaules en guise de désapprobation. La masse austère de l'hôpital se découpait à présent sur le ciel uniformément gris. Je fis pivoter la manette des clignotants d'un geste plein de détermination, comme pour exorciser mes doutes, et j'entrai dans le parking de l'hôpital rempli d'une soudaine certitude : Marc était un ami indéfectible.

Le labyrinthe des couloirs de l'hôpital ne recelait plus aucun mystère pour moi. J'en connaissais maintenant tous les détours et raccourcis. Je frappai machinalement à la porte de la chambre de Marc et entrai sans même attendre sa réponse. Il était plongé dans la lecture d'un magazine, L'Evénement du jeudi ou quelque chose de ce genre. Je lui lançai un salut sur un ton amical un peu fabriqué. Il leva les yeux vers moi, feignant la surprise. En vérité, il m'attendait et je pus même percevoir dans ses gestes quelques signes d'impatience. Je ne suis pas certain de la nature des sentiments qui commençaient à naître en lui mais, de semaines en semaines, il portait un intérêt toujours plus prononcé à mes visites. Etait-ce la germination d'une nouvelle amitié ? Peut-être. Je ne pouvais l'affirmer. Je penchai pour une explication plus terre-à-terre. Je représentais le seul maillon qui le rattachait au monde, son cordon ombilical en quelques sortes. Tout le reste s'était envolé dans les limbes de son cerveau. Il vivait des journées entières dans un néant que seule ma présence parvenait à combler un peu. Alors, il se laissait aller à se prendre pour le personnage que je lui décrivais. Cette relation pour le moins singulière avait créé en lui un lien de dépendance analogue à celui que développent les toxicomanes avec leur drogue. Il avait besoin de moi et tout à la fois il ne supportait pas la soumission que cette dépendance lui ordonnait. Cette contradiction expliquait sans doute sa manière de feindre l'indifférence à chaque fois que je pénétrais dans sa chambre.

Il posa le magazine sur sa couverture et, sans me laisser le temps de retirer mon manteau, il me bombarda de sa première question.

J'ai bien réfléchi à tout ce que tu m'as raconté depuis presque un mois, Stéphane. Et j'en suis arrivé à la conclusion, mon gars, que tu me caches quelque chose. Alors, cette fois, c'est fini ton petit jeu. Tu vas me dire la vérité.

A ces mots je dus changer de couleur, car un sourire victorieux se dessina sur son visage. Je dois avouer que ses paroles me donnèrent un frisson. Un courant de chaleur envahit mon visage. J'entendais mon coeur battre violemment sous mes côtes.

Le gaillard que tu me décris, je commence à bien le connaître. C'est un drôle de zèbre. Je l'aime beaucoup d'ailleurs et je suis fier qu'il porte le même nom que moi. Mais j'ai l'impression qu'il manque des choses dans sa vie, quelque chose d'indispensable dont il ne pourrait se passer. Les femmes, Stéphane. Il manque des femmes. Comment expliques-tu cette grande lacune ? Hein ?

Je fus soulagé. Je m'attendais au pire.

Oh ! C'est simple. Lui répondis-je en reprenant le contrôle de mes émotions. La raison pour laquelle je ne t'en ai jamais parlé c'est que je ne sais pas grand chose. Tu n'étais pas bavard sur ce sujet. Alors...

Mais enfin, ce Marc Perrot, il n'a rien d'un ange. J'ai beaucoup de difficulté à l'imaginer chaste et puritain. Je le vois très mal dans la peau d'un moine. Une prière matin midi et soir, avant le repas, comme les antibiotiques ! Et puis une petite dernière avant de se coucher après s'être brosser les dents. Non vraiment, ça ne colle pas au personnage. Mon cher Stéphane, tu vas devoir corriger ta copie.

Bon très bien, je te l'accorde. Je sais quelques éléments épars sur ta vie sentimentale mais sincèrement mes connaissances sont très ténues. Tu n'évoquais jamais cette partie de ta vie. Elle restait hermétiquement privée.

Hé bien dis-moi au moins ce que tu sais sur son compte.

Il s'amusait depuis le début de notre conversation à parler de lui-même à la troisième personne du singulier. Ce petit jeu semblait lui procurer beaucoup de divertissement. Peut-être souhaitait-il prendre des distances avec un homme dont il devinait les moeurs peu recommandables. Etait-ce une façon déguisée d'échapper à sa propre nature ? Je feignis de ne rien remarquer.

“Bon”. Commençai-je en tentant de masquer maladroitement mon embarras, non pas que le sujet me parut en soi scabreux, mais plutôt que j'entrevoyais les risques de bavardages incontrôlés. Il me fallait sélectionner en une fraction de seconde ce qu'il m'était permis de dire et ce que je devais passer sous silence, définir la frontière entre la vérité et l'omission. En aucune manière je ne devais évoquer Cécile.

Quand tu étais adolescent, tu fréquentais des filles au lycée. Elles changeaient assez souvent. Tu les renouvelais facilement. Il faut croire que tu savais t'y prendre avec elles. Par la suite je t'ai vu à quelques reprises avec une femme, surtout à l'époque où nous nous sommes retrouvés à Paris. Tu traînais souvent dans un bar dans le onzième arrondissement. A chaque fois que je t'y retrouvais, une fille différente était assise à tes côtés. Mais tu ne me la présentais même pas. On aurait pu croire qu'elle faisait partie du décor. D'ailleurs elles jouaient bien leur rôle. Elles restaient muettes et dociles. Tu ne m'as jamais parlé de ces femmes qui t'entouraient. Je les croisais sans jamais rien apprendre sur elles. Quand je te questionnais à leur sujet, tu ne me répondais pas ou bien tu disais qu'elles ne valaient pas qu'on en parlât.

Ne me dis pas que tu ne sais absolument rien. J'ai du mal à le croire.

Et pourtant, c'est ainsi. Mais en vérité, j'avais quelques soupçons. Bien que je n'en aie la moindre preuve, je pense qu'il s'agissait de prostituées.

Ah ! Voilà qui est fort intéressant. Cela ne m'étonne pas trop de la part de ton bonhomme. Maintenant que tu me l'as dit, je me rends compte que je ne pouvais guère l'imaginer autrement. Mais qu'est-ce qui a pu te porter à formuler cette hypothèse ? Car il s'agit bien d'une hypothèse, n'est-ce pas ?

Oui. Ou plutôt non. Je crois que ce n'était pas une hypothèse mais plutôt une certitude, ou disons une conviction, à défaut de preuves formelles. Laisse-moi t'expliquer.

Je lui racontai alors l'affaire malheureuse de Karine. Quand j'en arrivai à l'épilogue, il éclata d'un rire bruyant. Puis, redevenant soudainement sérieux il me demanda.

Et la femme que tu as rencontrée dans le parking de l'hôpital, était-elle aussi une prostituée ?

Sa question cingla comme un coup de fouet. Que cachait-elle exactement ? Depuis le début de notre rencontre il avait attendu le moment propice pour me l'envoyer au visage. Notre conversation n'avait été qu'un prétexte, qu'une stratégie d'approche, d'attaque. Quel plan machiavélique avait-il préparé depuis des semaines ? Je ne m'étais pas préparé à une telle éventualité. Je restai un court instant désemparé.

De qui parles-tu ? Lui demandai-je.

Tu le sais très bien Stéphane. Mais je ne voulais pas t'ennuyer avec cette femme. Excuse-moi si j'ai été indiscret. Ajouta-t-il avec une ironie ostentatoire.

Comment sais-tu que j'ai rencontré cette femme ici ?

Parce qu'une infirmière se trouvait dans ma chambre à ce moment et elle t'as aperçu par la fenêtre. Mais j'ai l'impression que cela te gêne d'en parler, alors laisse tomber, n'en parlons plus. J'espère seulement que tu ne me caches rien. Ce serait moche entre vieux amis. Non ?

Je m'avouai vaincu. Je ne pouvais plus lui taire l'existence de Cécile. Je décidai donc de jouer le jeu de la franchise, jusqu'à certaines limites toutefois.

Elle s'appelle Cécile. Lui dis-je avec une moue un peu contrite. C'est l'une de tes maîtresses. Du moins, elle le prétend. Je ne l'avais jamais rencontrée auparavant. J'ignorais totalement son existence avant qu'elle m'aborde ce jour-là. C'est en effet une prostituée. Je ne voulais pas t'en parler tout de suite. Je pensais qu'il valait mieux attendre. Mais maintenant cela n'est plus nécessaire.

Vous avez passé une bonne nuit tous les deux ?

J'étais sidéré. Sa question était-elle fondée sur des informations réelles ou sur de simples soupçons ? Ou bien cherchait-il seulement à jauger ma franchise en tentant de me désarçonner. J'avais perçu dans sa voix une ironie empreinte de défiance que je parvenais mal à interpréter. Elle pouvait signifier autant le dégoût que l'agressivité. Mais quelle aurait pu être la raison de cette agressivité sinon la jalousie. Marc jaloux ? Cela était après tout fort probable. J'avais maintes fois décelé en lui un sens singulier de la propriété, non pas fondé sur les valeurs bourgeoises de patrimoine mais plutôt comme un domaine sur lequel s'exerçait son total contrôle. Je lui répondis avec sang froid, sans laisser transparaître mon trouble.

Non. Je ne couche pas avec toutes les femmes que je rencontre, tu sais.

Il me fixait sans dire un mot. Son regard était tout aussi impénétrable que ses pensées. Ses yeux entourés de cernes sombres s'enfonçaient dans leurs orbites. Son visage s'était considérablement amaigri. Pourtant, de ce corps affaibli rayonnait toujours la même force. Sans détourner son regard il me dit avec un calme déconcertant.

Qui es-tu Stéphane ? Depuis des semaines tu me parles de moi, de ma vie, de mon passé, de tous ces souvenirs qui devraient vivre dans ma tête et qui ne veulent pas revenir. Mais jamais tu ne me parles de toi. Que sais-je à ton sujet ? Rien, sinon quelques bribes d'informations, éparses et sans lien les unes avec les autres. Dans tes récits tu t'appliques à t'effacer, à gommer ta personnalité. Parfois, tu me fais penser à une glace sans tain, comme un reflet sans consistance de moi-même. Il m'est arrivé de douter de ta réalité. Je ne parle pas de ton existence physique mais plutôt de ce que tu représentes au travers de notre relation que tu me décris. Je me mets alors à échafauder des complots invraisemblables dont ce cher Docteur Jasmin serait l'instigateur. Hé oui. Mon univers se résume à peu de choses. Une chambre d'hôpital, un médecin, des infirmières, des inconnus qui viennent me rendre visite et que je devrais reconnaître. Et puis il y a toi, Stéphane. Personnage insaisissable et pourtant omniprésent. Tu te glisses dans chaque interstice de ma vie sans livrer ta vraie nature.

Il s'interrompit pour avaler sa salive puis, reprit sur un autre registre.

Je sais que tu ne me dis pas tout. Tu me caches des choses. Sans doute des événements insignifiants mais mon imagination s'ingénie à les amplifier. Devant l'inconnu, toutes les hypothèses se valent. Mais cet inconnu-là c'est moi-même. Je me surprends à conjecturer sur ma propre personne. Je connais le démon qui est en moi. Je ne suis pas un ange. Je découvre tous les jours la saveur de ma personnalité. Alors, tes omissions laissent en moi la porte ouverte à toutes les interprétations les plus folles. Parfois, j'en arrive à me répugner. Suis-je donc un être méprisable ?

Il s'interrompit encore une fois. Cette fois, il avait détourné son regard, peut-être par souci de pudeur.

Pourquoi restes-tu si attaché à notre amitié ? Pourquoi t'accroches-tu à moi ? Pourquoi me pardonnes-tu tous mes excès ? Que suis-je pour toi ? Que suis-je...

Il porta ses mains à son visage et il fondit en larmes. Ses épaules tremblaient et se soulevaient au rythme des sanglots. Pour la première fois, de ma vie je voyais Marc pleurer. Jamais, même dans les moments les plus tragiques de son existence il n'avait laissé exprimer ainsi ses sentiments à coeur ouvert. Ce spectacle m'apitoyait, c'est ce que la morale conventionnelle m'édictait, et pourtant, derrière cette compassion toute naturelle un autre sentiment, imprécis et insidieux comme une ombre dans le brouillard, se profilait. Sur le moment, je n'osai seulement l'identifier tant il m'était douloureux. Mais je ne parvenais en m'en libérer. Et en tentant vainement de le chasser, je le grossissais encore davantage. Cet autre sentiment n'était autre que le dégoût ! Oui, le dégoût, comme seule réponse au refus d'accepter la faiblesse de Marc. Au lieu de le réconforter, de l'aider à surmonter l'épreuve, je le condamnais. Cette idée m'était insupportable. Elle s'était installée en moi comme une vermine venue d'ailleurs. J'étais le témoin impuissant d'une pensée que je refusais et qui pourtant avait germé dans ma tête. Dans cette confusion qui s'empara de moi, je posai la main sur une épaule de Marc, une main hésitante à laquelle il manquait la poigne ferme d'une amitié sans équivoque. Marc se redressa. Avait-il décelé mon embarras ? Son visage était grave, ou plus exactement, il avait retrouvé sa rigidité.

A quoi bon t'ennuyer de mes questions. Tu as l'air de ne savoir rien faire d'autre que m'offrir ton amitié absurde. Je suis une ordure mais tu me le pardonnes parce que toi tu es un bon gars, plein de bons sentiments, plein de délicatesse, de grandeur d'âme. Tu me supportes comme on se plie au purgatoire; un passage obligé qu'il faut accepter sans broncher. Ton amitié avec Marc Perrot c'est la bonne action de ta vie, celle qui, le jour de ta mort, te donnera le confortable sentiment d'avoir eu une existence bienfaisante. Bravo mon cher Monsieur Gauthier. Marc Perrot vous en est tout à fait reconnaissant. Il ne fallait pas vous donner tout ce mal. Il n'en vaut pas la peine !

Il y avait dans ses yeux cette expression indéfinissable, campée entre la haine et l'indifférence, la colère et le dédain. Je la connaissais bien pour avoir eu à l'affronter si souvent.

Je peux te parler de moi. Affirmai-je avec un voile de lassitude dans le regard.

Bon très bien, je t'écoute.

Je suis professeur d'histoire à la Sorbonne. Je partage mon temps entre quelques cours magistraux sur le haut moyen âge et des programmes de recherche sur les invasions Vikings. Je suis célibataire et j'habite dans la rue des Boulangers dans le quartier latin. Je...

Un gars sans reproche. Ajouta-t-il avec agacement. Ne te fatigue pas Stéphane, je sais tout cela.

Comment ça, tu sais tout cela ?

Je voulais dire que je savais quel type d'individu tu es. Dit-il en riant de ma réaction. Ne va pas croire que je viens de retrouver la mémoire subitement. Ce serait trop facile, n'est-ce pas ? Ce qui me trouble en toi c'est ton herméticité. Tu as l'air à la fois si amical et si distant. Peut-être t'apréciais-je ainsi, avant mon amnésie. Peut-être vais-je redécouvrir tes qualités en recouvrant la mémoire. En attendant tu occupes beaucoup de mon temps. Même mes rêves.

Tes rêves ? demandai-je surpris.

Oui. Cette nuit, par exemple, j'ai fait un rêve très étrange dont tu étais le personnage principal. J'étais en train de faire l'amour avec une femme et puis, tout à coup tu es apparu au pas de la porte de la chambre. Tu me regardais avec un air de reproche et d'envie. Je t'ai proposé une autre fille qui se trouvait dans la pièce mais tu t'es enfui par l'escalier. Je me suis alors levé et me suis lancé à ta poursuite. Je ressentais tout à coup une grande tristesse, proche de la détresse. Arrivé dans la cage d'escalier je t'ai vu au loin entrer dans une Jaguar noire. Puis, tu t'es éclipsé. Je suis retourné dans la chambre mais mes parents avaient remplacé les deux filles. Et tout s'évapora dans un brouillard dense et lourd.

Comment savais-tu que ces gens-là étaient tes parents ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

Ma foi, je ne sais pas. Je les ai tout de suite reconnu. Voilà tout.

Tu pourrais les décrire ?

Oui, je crois. Pourquoi me bombardes-tu ainsi de questions sur mes parents ?

Mais enfin Marc, te rends-tu compte que tu te rappelles de tes parents. C'est extraordinaire. C'est le premier souvenir qui te reviens en mémoire. C'est le premier signe de guérison.

Devant mon excitation Marc restait hébété sans vraiment appréhender l'importance de cette nouvelle. Le lent processus s'était donc enfin enclenché.