Cette dernière visite à l'hôpital avait attisé mon désespoir, en chauffant à blanc mon désir pour Cécile. Habituellement j'aimais retrouver l'atmosphère feutrée de mon appartement, l'odeur un peu suffocante que dégageaient les milliers de pages qui s'entassaient en rangs serrés sur les étagères de ma bibliothèque, le désordre que j'entretenais religieusement comme le témoin de mes soirées. Mais cette fois-ci, une horrible pesanteur s'était emparé des lieux, éclaboussant chaque objet d'un morne éclat d'ennui. Même les livres, mes compagnons de toujours, étaient impuissants à raviver mon goût de vivre, ce que j'interprêtai comme un signe de grand désarroi de ma part.
Après avoir avalé sans enthousiasme un repas sans saveur, je me laissai choir dans un fauteuil et allumai machinalement la télévision. Je tombai sur un jeu stupide qui m'ennuya dès les premières images. Je n'eus pas même le courage de changer de chaîne et éteignis aussitôt le téléviseur. Je saisis le journal qui traînait sur la table du salon mais mon regard ne s'attarda que quelques instants sur les grands titres avant de se perdre sur le carré de ciel que me livrait la fenêtre devant moi; les premières étoiles de la nuit scintillaient déjà au dessus des toitures noires. Prisonnier entre ces murs incapables de me réchauffer, il me semblait que mon tourment n'en était que plus exaspérant. J'eus un subit besoin de foule et de bruit pour y noyer ma détresse. J'empoignai sans réflêchir mon manteau pendu à la paterre à l'entrée et dévalai les escaliers comme un fuyard. Arrivé sur le trottoir, un vent glacial gifla mon visage et me fis suffoquer. Je m'emmitouflai un peu plus profondément dans le col de mon manteau et laissai au hasard le soin de guider mes pas. Je remontai la rue des Boulangers jusqu'à la rue Cardinal Lemoine. A ma grande déception, là où j'avais espéré rencontrer le remue-ménage désordonné d'une foule anonyme, je ne croisai que quelques passants empressés de rejoindre la douce chaleur de leurs foyers. Je connaissais un petit bistrot où j'avais laissé de nombreux souvenirs de mes années estudiantines. A présent, il n'était plus dans mes habitudes de fréquenter les bars, sauf à l'occasion de sorties avec des amis. Il y traînait toujours des bandes d'étudiants et même quelques professeurs, occupés à conjecturer sur tout et sur rien avec des collègues. On pouvait donc, à toute heure et avec une quasi certitude, trouver de quoi combler son temps par des conversations sans importance; tout à fait ce que je recherchais ce soir-là.
Je crus reconnaître un collègue de travail à travers les vitres embuées du bistrot. Par un revirement incompréhensible de humeur, la perspective de devoir soutenir toute une nuit des arguments pour ou contre des thèses inutiles m'effraya quelque peu. Quelle consolation pouvaient me procurer des conversations stériles où chaque mot n'est qu'un masque de plus derrière lesquels se cachent l'hypocrisie ou au mieux l'indifférence ? Je poursuivis mon chemin jusqu'à la rue des Ecoles. Je compris alors que seule la solitude pouvait guérir le mal qui s'était abattu sur moi; la foule n'était qu'un mirage éphémère, un expédient incapable de panser mes plaies. Je décidai d'aller jusqu'au bout de mon spleen, d'aller jusqu'au bout de cette nuit indifférente, comme un voyage sans espoir dans les abîmes de mes sentiments.
Mes pas me menèrent loin. Aucun objectif précis ne les avaient guidés et pourtant, après plus d'une heure de marche, je débouchai sur le boulevard de Bonne Nouvelle. Je fus sorti brutalement de mon errance par la silhouète de l'imposante façade du journal que dirigeait Marc; elle me faisait presque face. Un inconcevable tropisme m'avait ramené sur les traces de mon ami, sur les moments que j'avais voulu fuir. Comme une subite révélation, mes pensées se concentrèrent alors sur une seule et unique idée : récupérer dans le bureau de Marc l'adresse de Cécile. Je n'ignorais pas qu'un journal est un lieu qui ne connaît pas de répit et que l'entreprise comportait, par là même, quelques risques. Mais tel un obsédé sur lequel la raison n'avait plus la moindre prise, je me précipitai à grands pas vers la porte vitrée.
A l'entrée, je demandai au garde de me donner la clé du bureau de Marc. Son visage exprima d'abord une légère surprise puis, de l'embarras. Il me dit en s'excusant :
Je ne sais pas si je peux vous la donner Monsieur Gauthier. Monsieur le Directeur est hospitalisé en ce moment
Je le sais, lui répondis-je. Il m'a demandé de lui ramener son agenda.
A cette heure-ci ? s'exclama l'homme.
Je consultai discrètement ma montre; elle indiquait dix heures. L'heure était en effet tardive. J'inventai rapidement un mensonge facile.
Monsieur Perrot me l'a demandé cet après-midi mais je n'ai pu me libérer plus tôt d'une soirée à laquelle j'étais invité. Monsieur Perrot a insisté pour que je lui amène son agenda demain.
Ah ! Dans ces conditions, rétorqua le garde avec un soulagement manifeste.
Il se retourna vers son collègue et lui demanda de m'accompagner jusqu'au bureau de Marc.
Vous n'avez pas besoin de vous déplacer, m'empressai-je de dire dans l'hygiaphone.
L'homme me répondit en haussant les sourcils et les épaules pour me montrer son impuissance.
C'est le règlement Monsieur Gauthier. Je ne peux pas vous laisser rentrer dans le bureau du directeur tout seul.
Son collègue ajouta alors sur un ton blasé
Bah ! Laisse tomber Marcel. Monsieur est bien connu ici. C'est l'ami intime du patron.
Le garde hésita un bref instant puis, acquiesça. " OK, c'est bon " dit-il. Et il me tendit la clé. Mon subterfuge, avec la complicité précieuse de la paresse ou de la négligeance des deux gardes, avait magnifiquement fonctionné. Je marchai jusqu'à l'ascenseur d'un pas lent et exagérément désinvolte dans le but de masquer la fièvre qui s'était emparé de moi. Quand les portes métalliques se refermèrent, m'isolant du reste du monde, je ne pus retenir plus longtemps la tension de mes nerfs. Je laissai alors se libérer un grand soupir salvateur. Puis, je fus occupé à guetter le décompte des chiffres lumineux au-dessus de la portière. Je redoutais à chaque instant de voir les chiffres s'immobiliser à mi course et de devoir terminer mon ascension en compagnie d'une personne qui pouvait me reconnaître. Mais il n'en fut rien. L'ascenseur arriva jusqu'à destination sans interruption. Enfin, arrivé au huitième étage, les deux battants de la porte coulissèrent avec ce grincement de ferraille habituel, qui, pour une fois, ne me parut pas déplaisant. Le bureau de Marc n'était pas loin, à une dizaine de mètre au bout du couloir. Je sortis la clé de ma poche et la rentrai fébrilement dans la serrure. Ce geste banal requit pourtant, toute mon attention pour vaincre ma nervosité. Finalement, je pénétrai dans la pièce que l'inactivité avait plongée dans la pénombre; seul un plafonnier à moitié éteint répandait une lumière tremblotante et pâle. Je refermai immédiatement la porte à double tour derrière moi. Tout s'était déroulé si simplement.
Sur le large bureau régnait le désordre d'une journée de travail comme les autres. Tous les objets se trouvaient à la même place que Marc les avait laissés la veille de l'accident; une liasse de feuilles de papier couvertes d'annotations illisibles, des dossiers empilés avec négligence, un stylo encre décapuchonné, un agenda ouvert à la page du 6 janvier, une calculatrice encore allumée qui affichait le nombre 185.650 - absurde résultat d'une opération à jamais inconnue, un cendrier rempli de cendres et de mégots que l'on aurait cru encore fumants s'il ne s'en dégageait une affreuse odeur de tabac froid,...
L'univers de mon ami s'étalait ainsi sous mes yeux, intouché et intouchable, préservé comme si le temps s'était arrêté deux semaines auparavant. Je restai planté là de longues minutes, sans bouger, avant d'oser bousculer la position du moindre objet, de peur d'y laisser des traces évidentes de mon passage. Aussi, je ne déplaçai rien. Je soulevai timidement les empilements de chemises cartonnées en les saisissant par le bout des doigts. Une inspection rapide de la table du bureau me permit de conclure qu'aucun carnet d'adresses ne se trouvait là. J'ouvris alors délicatement le premier tiroir. Il résista d'abord puis, il glissa en grinçant légèrement. Mais à mes oreilles ce bruit anodin prenait des proportions d'un brouhaha terrible. Je serrai les dents tout en tirant la poignée de bronze. Quand il fut totalement ouvert je le vidai soigneusement de son contenu. Je n'y découvrai aucun carnet d'adresses. Je replaçai chaque objet à sa place initiale et refermai le tiroir en redoublant de précautions. J'entrepris alors d'ouvrir le second tiroir mais des pas, accompagnés de bribes d'une conversation étouffée interrompirent mon élan. Je restai tétanisé, les doigts crispés sur le bouton de la poignée. Puis, les voix s'évanouirent à l'autre extrémité du couloir. Je tirai alors le tiroir d'un coup sec et franc. Il contenait une belle réserve de Gitanes encore scellées sous leur pellicule de céllophane. Sur l'un des paquets un trousseau de clés. Je fouillai encore quelques minutes les coins et les recoins de la pièce mais en vain. Je n'y trouvai pas le moindre carnet d'adresses. Le temps s'était écoulé et je ne pouvais rester plus longtemps là sans risquer d'éveiller les soupçons des gardes de sécurité. Un peu dépité, je saisis donc l'agenda et m'apprêtai à sortir, quand, parvenu juste au pas de la porte, je réalisai en un éclair que ce que je cherchais ne pouvait que se trouver chez Marc, dans son appartement. Je me souvins du trousseau de clés que j'avais aperçu sans y prêter attention. Je rouvris le tiroir où il reposait. Cette fois, je le reconnus immédiatement : il s'agissait d'un double des clés de mon ami. Parmi elles, avec son penne plat constellé de trous que le hasard avait distribué, celle de son appartement ! Je m'en emparai et quittai le bureau d'un pas décidé.
De retour dans mon appartement, je savourais avec satisfaction ma trouvaille. Je ne rentrais qu'à moitié bredouille. Mon intuition m'inclinait à penser que j'allais retrouver très bientôt Cécile. Je me promis d'aller visiter l'appartement de Marc le lendemain même. Mon désir pour Cécile ne supportait plus aucune attente inutile. Ce désir était-il ma seule motivation ? Ne se cachait-il pas derrière ces apparences la simple curiosité de fureter dans les affaires de Marc ? Mais le sommeil me foudroya et ne me laissa pas le temps de me perdre davantage dans les méandres de ma conscience.
Le lendemain, je profitai de la pause de midi pour mettre en pratique mon plan de la veille. Je quittai mon bureau avec la ferme détermination de ne revenir qu'en possession du numéro de téléphone de Cécile.
Malgré sa fortune, Marc avait conservé sa simplicité d'antan. Il logeait dans un immeuble situé à la limite du troisième et du dixième arrondissement, à quelques pas de la place de la République. C'était un quartier très populeux. La station de métro République déversait une foule hétéroclite, attirée par les Tati et autres magasins populaires. Le choix de Marc de s'installer là m'avait toujours étonné. Je connaissais son aversion pour la multitude et pour les comportements grégaires. Mais je crois qu'il détestait plus encore le snobisme des beaux quartiers. Finalement, dans la cohue de la rue du Temple, au milieu de Monsieur tout le monde, il devenait anonyme; et cet anonymat lui garantissait la solitude à laquelle il aspirait.
Je garai ma voiture dans la rue de Turbigo, assez loin de son appartement. Je dus marcher une dizaine de minutes. Le soleil se trouvait presque au zénith mais pourtant, il ne parvenait à réchauffer l'air glacial qui s'était installé dans la moitié Nord de la France, en provenance directe de quelques steppes lointaines perdues dans les confins de la Sibérie. C'était du moins ce que les météorologues nous avaient répété sur les ondes des radios. Tout en marchant, je m'imaginais que cet air que je respirais avait peut-être été inhalé par des rennes ou des ours polaires ou bien par quelques pauvres hères emprisonnés dans des goulags. Impression étrange que de penser que les vents ne connaissent pas de frontières.
L'immeuble de Marc était un exemple parfait de l'architecture parisienne, avec ses mansardes nichées sous la toiture grise et sa porte cochère s'ouvrant sur une cour intérieure pavée. Dans cet espace clos, protégé du fracas de la circulation, les moindres petits bruits de la vie quotidienne ressuscitaient du vacarme. Le claquement de mes pas résonnait bruyamment contre les façades malgré tous les efforts que je déployais pour passer inaperçu. Je ne voulais surtout pas être remarqué par la concierge bien que, au fond de moi, je savais qu'elle m'avait déjà repéré et me guettait discrètement derrière le rideau de sa fenêtre comme un impitoyable Cerbère. Et bien évidemment, quand je pénétrai dans le hall d'entrée, elle se trouvait là, devant le pas de sa porte, occupée à dépoussiérer son paillasson.
Bonjour Monsieur Gauthier. Me dit-elle en me lançant un regard inquisiteur. Monsieur Perrot est bien malade, vous savez. Il a été hospitalisé.
Je lui répondis quelques banalités et justifiai ma visite en prétextant que Marc m'avait demandé de lui ramener un pyjama. Elle dévida alors une litanie interminable de trivialités qui étaient censées exprimer sa compassion et acheva inévitablement son monologue en me décrivant l'état de son lumbago. Je feignais l'intérêt en poussant quelques " oh! " ou " ah! " bien placés avec un regard entendu. C'était là le prix à payer pour avoir le droit de passer. Après cette dernière épreuve, le voie était libre !
La porte s'ouvrit sur le vestibule plongé dans l'obscurité. Habituellement Marc laissait toujours une petite lampe allumée dans un coin. Il aimait, m'avait-il expliqué, se sentir chez lui dès qu'il avait tourné la poignée de la porte d'entrée. L'ampoule avait dû griller sans personne pour la remplacer. L'appartement de Marc renvoyait une image de sa personne située aux antipodes des désordres de sa vie. Alors que son existence avait été parcourue de crises et de soubresauts innombrables, ici au contraire tout n'était que calme et douceur. Je me suis toujours interrogé sur les origines de ce paradoxe sans trouver d'autre explication que l'impénétrabilité des contradictions humaines. Et sur ce point, Marc avait été moins épargné que tout autre. Au bout du couloir, comme un point final à l'univers qu'il s'était construit entre ces quelques murs, se trouvait son bureau. Ce n'était pas une simple pièce de travail mais plutôt un cocon où il aimait se retrouver face à lui-même. Il y avait accumulé quelques souvenirs discrets comme cette vieille édition du Capital de Karl Marx, héritage de son père, ou encore un galet gris zébré de veines blanches qui provenait des rives de L'allier. Sur l'un des rayonnages de la bibliothèque je reconnus une boucle en bronze très sommairement ouvragée d'entrelacs. Je l'avais ramenée de fouilles archéologiques le long du Danevirke près de Schleswig. Marc l'avait précieusement rangée sur cette étagère. J'adorais cet endroit, car il contenait aussi un peu de mon enfance.
Sur le bureau traînait un répertoire qui ressemblait fort à un carnet d'adresses. Je le saisis et le feuilletai rapidement. Je ne m'étais pas trompé. Je l'ouvris directement à la lettre C et parcourus la page d'un regard fébrile mais je n'y trouvai aucune Cécile. Je revins à la première page et dépouillai une à une chaque page. Arrivé à la lettre U j'étais toujours bredouille. L'espace d'un instant je perdis courage. Marc avait très bien pu noter l'adresse de Cécile sous son nom; nom que j'ignorais malheureusement. Il me serait alors impossible de la retrouver à moins d'appeler chacun des numéros consignés sur les pages du carnet. Cette entreprise me semblait démesurée. Je tournai négligemment la dernière page. XYZ. J'avais perdu tout espoir. La page était blanche. Je feuilletai encore une fois chaque page, puis encore une fois, passant au crible chaque nom, chaque prénom, chaque initiale, sans succès. Découragé, je me laissai choir sur le fauteuil en cuir. Après tout, j'avais été bien naïf de croire que Marc aurait ostensiblement étalé sa vie privée sur les pages d'un carnet d'adresses. Il allait me falloir fouiller en détail chaque recoin de la pièce.
Je commençai par le premier tiroir du bureau. Il ne contenait qu'un tas d'enveloppes blanches, des blocs de timbres, des boîtes de cartouches d'encre et un carnet de chèques vierges. Dans le second tiroir je trouvai des magazines empilés. En y regardant de plus près je m'aperçus qu'il s'agissait de magazines érotiques : Play Boy, Lui, etc. Cette découverte n'avait rien d'insolite et elle ne me surprenait pas vraiment en soi. Chacun possède ses jardins secrets hantés par ses fantasmes. Mais justement, je venais de forcer, sans le vouloir, les portes de celui de mon ami. Finalement, la fouille méthodique des tiroirs ne me révéla rien d'autre. J'entrepris alors de m'attaquer à la bibliothèque. C'était un grand meuble sobre, de style Louis XVI. Elle occupait presque un pan de mur entier. Marc prétendait qu'il ne s'agissait que d'une vulgaire copie sans valeur. Je ne partageais pas ce point de vue. La patine du bois adoucissait les reflets de lumière d'un éclat satiné et témoignait d'une longue existence. J'aimais cette grande masse de noisetier à la fois statique et imprégnée de la vie des siècles passés. Mon regard parcourut l'alignement ordonné des tranches des livres. Les titres se côtoyaient sans logique en frôlant parfois le paradoxe comme Les nourritures terrestres de Gide flanqué d'un Thérèse Desqueyroux de François Mauriac et d'un guide de l'auto datant de quelques années. On y trouvait aussi un mélange hétéroclite d'ouvrages philosophiques. Enfant déjà, Marc avait montré un intérêt inhabituel pour les livres difficiles. Cela expliquait en grande partie sa maturité précoce. Il y puisait la substance de ses réflexions et de ses idées.
La bibliothèque ne recelait rien que je ne connaissais déjà à l'exception de quelques tiroirs que je n'avais eu l'occasion d'ouvrir. Dans le plus bas d'entre eux je trouvai un entassement d'une dizaine de chemises grises. J'ouvris la première de la pile. Elle contenait une liasse de pages blanches couvertes d'une suite de nombres manuscrits, comme un livre de compte, mais aucune indication ne permettait d'en comprendre l'objet. Les sommes - dans l'hypothèse qu'il s'agissait bien de sommes d'argent - me parurent très élevées. Deux cent cinquante mille, cent trente-cinq mille, trois cent vingt-et-un mille... Je fouillai alors dans la chemise suivante. La liste de nombres s'y poursuivait sans davantage d'indices. De même dans la troisième. J'ouvris machinalement la suivante, m'attendant à y découvrir la même suite de chiffres mais à ma grande surprise je tombai sur des photographies rangées en vrac. Des photographies de femmes exclusivement. Certaines étaient nues, d'autres portaient des déshabillés transparents. La chemise devait en contenir une bonne quarantaine, toutes différentes. Je passai en revue une à une chaque photographie. Je n'y reconnus aucun visage. Elles étaient toutes belles et même très sensuelles. Qui étaient ces femmes ? Avaient-elles été des maîtresses de Marc ? Un univers inconnu s'ouvrait devant moi; l'existence de Marc se trouvait tout à coup à portée de mes mains. Je sentis soudain naître en moi une incroyable curiosité, comme un appel irrésistible que ma volonté ne pouvait maîtriser. Pour la première fois, je possédais le moyen de percer les secrets de la vie de Marc. J'allais pouvoir pénétrer dans le plus profond de son intimité en toute liberté. Je me jetai sur les autres tiroirs avec une soif de découverte que rien n'aurait pu étancher. Je déballai d'autres chemises. Elles renfermaient des factures : appareils électroménagers, réparations automobiles, meubles,... , des déclarations d'impôt, de la paperasse officielle : passeport, permis de conduire international, extrait d'acte de naissance,... des relevés de comptes bancaires, et une multitude d'autres choses sans beaucoup d'intérêt.
Je me relevai, un peu las de fouiller ainsi dans cette paperasse stérile. Dans mes jambes fourmillaient des milliers de picotements. Je me laissai littéralement tomber dans le fauteuil à côté de moi, dépité et subitement écrasé par un lourd fardeau de fatigue. " Où Marc a bien pu cacher ce foutu carnet d'adresse ? " me répétai-je sans plus vraiment croire à la possibilité de le trouver un jour. Il ne restait plus qu'un seul endroit possible mais je frémis à l'idée qu'il put être là : le coffre fort de Marc. Mon ami avait fait placer un coffre dans le mur de son bureau et l'avait dissimulé derrière un tableau. Je soulevai la toile. La portière du coffre, solidement vérouillée, semblait me défier effrontément.
Je sentis l'espoir m'abandonner. Machinalement, je saisis le volumineux tome du Capital de Marx. De nombreuses années s'étaient écoulées depuis la première fois que j'avais découvert ces pages. Quand je retirai le volume de l'étagère, un petit carnet de couleur bordeaux tomba sur la tablette : un carnet d'adresses ! La chance venait de me sourire de la façon la plus inattendue. Tout naturellement, je l'empoignai et l'ouvris sur le nom de Cécile. Je ne m'étonnai même pas de cette trouvaille fortuite. Dès l'instant que j'avais vu le carnet d'adresses dans le coffre, j'avais su que j'y trouverai ce que je cherchais.
Cécile ! Je tenais enfin le moyen de la retrouver. Je notai que seul son prénom figurait sur la page. Ce détail témoignait de l'intimité qui liait cette femme à Marc. Je cherchai un bout de papier et un stylo pour recopier le précieux numéro de téléphone mais à ce moment précis la sonnerie de la porte d'entrée me fit sursauter. " La concierge ! " dis-je tout haut. " Je l'avais oubliée celle-là ". Je fourrai le carnet dans ma poche et accourus vers le vestibule. Mais sans même attendre ma réponse, l'odieuse matrone avait déjà entrouvert la porte et m'interpellait. " Monsieur Gauthier ? Vous êtes là ? ". " Oui, oui, me voilà, j'arrive ". Quand j'arrivai au à l'entrée, elle avait déjà pénétré dans le hall. " Je ne vous voyais pas revenir alors je me suis inquiétée " me dit-elle en guise d'excuse à son intrusion. Comme je ne répondais rien elle ajouta
Vous m'aviez dit que vous veniez chercher un pyjama pour Monsieur Perrot, et ça faisait dix minutes que vous étiez monté. J'ai pensé qu'il vous était peut-être arrivé quelque chose. Un accident est si vite arrivé de nos jours !
Rassurez-vous tout va bien. Je me suis un peu attardé parce que j'ai remarqué que les plantes de mon ami étaient bien mal en point. Voilà quinze jours qu'elles n'ont reçu aucun soin. Je les ai donc arrosé. Je repasserai de temps en temps pour m'en occuper un peu. Ce serait dommage de les mourir, vous ne pensez pas ?
Oh oui, vous avez bien raison. Mais vous n'avez pas besoin de vous déranger, mon cher Monsieur. Je peux m'en charger si vous le voulez.
Derrière sa bonne volonté se cachait bien mal sa curiosité. Elle lançait de temps à autre des regards fureteurs dans les pièces adjacentes avec peu de discrétion. Je ne voulais pas qu'elle s'attarde plus longtemps dans l'appartement de Marc.
Bon, hé bien, je vais m'en aller à présent. Dis-je un peu maladroitement.
Mais vous oubliez le pyjama pour Monsieur Perrot.
En effet, dans ma précipitation, j'avais totalement perdu d'esprit la prétendue raison de ma visite. Je faisais un bien piètre menteur. " Ah oui, le pyjama ! " m'exclamai-je en feignant l'étourderie. " J'allais l'oublier. Heureusement que vous me l'avez rappelé. Je serais parti les mains vides.".
Je me précipitai dans la chambre, ouvris le premier tiroir de la commode et, à ce moment, une pensée traversa mon esprit comme une aiguille douloureuse : je me souvins subitement que Marc détestait les pyjamas et qu'il avait définitivement renoncé à en porter depuis de nombreuses années ! Qu'allais-je devenir ? Je me rabattai sur la penderie où je m'emparai de la première chemise qui me tomba sous la main et la fourra dans un sac en plastique. " Ça fera l'affaire " marmonnai-je. De retour dans le vestibule, je retrouvai mon cerbère occupé à détailler du regard chaque meuble du salon. Elle jeta un coup d'oeil inquisiteur sur le morceau d'étoffe qui dépassait du sac. Ses lèvres se pincèrent légèrement mais elle resta muette. Ce mutisme en disait plus long sur son opinion que n'importe quelle remarque. Nous quittèrent l'appartement. Elle resta plantée devant moi pendant que je vérouillai la porte d'entrée. Je dus m'y reprendre à trois fois avant de parvenir à rentrer le penne plat de la clé dans la fente de la serrure. Elle m'observait sans dire un mot. Je pris congé d'elle abruptement en prétextant une réunion importante. Je descendis les escaliers quatre par quatre, trop heureux de fuir l'interrogatoire de la commère. Dans le fond de ma poche, il y avait un petit carnet d'adresses plein de promesses; un carnet qui allait lentement bouleverser ma vie.
Pendant tout le chemin qui me ramena de la rue du Temple jusque dans mon bureau à la Sorbonne, une seule idée monopolisait le cours de mes pensées : Cécile. Je possédais maintenant la clé qui allait m'ouvrir à nouveau son corps. L'évocation de sa chair m'inonda d'innombrables frémissements de désir. Mais pourtant, une ombre planait au-dessus de ce bonheur; une anxiété lointaine et indistincte. Je savais qu'en revoyant Cécile je m'enfonçais un peu plus profondément dans ma tahison envers Marc. Ce jeu-là risquait de m'amener jusqu'à un point de non retour. J'aurais pu abandonner cette aventure à l'instant même et me libérer, du même coup, du poids de ma culpabilité. Mais au lieu de cela, je m'étais ingénié à retrouver Cécile. Quel démon m'avait guidé dans cette quête ? Le désir ? Une curiosité malsaine ? Je ne pouvais trancher. Mues par un mouvement de pendule incessant, mes pemsées se balançaient de l'un à l'autre, sans pouvoir trouver un équilibre apaisant.
Arrivé dans mon bureau, je m'installai à ma table de travail et m'apprêtai à appeler Cécile. Mais je restai figé, la main posée sur le combiné téléphonique, soudainement perclus d'une incompréhensible appréhension. L'assurance inébranlable qui m'avait amené à m'introduire comme un voleur dans l'appartement de Marc s'effaçait lamentablement devant l'insoutenable irréversibilité de l'acte. Allais-je trouver Cécile chez elle ? Etait-elle "occupée" ? Cet adjectif évoqua en moi une scène abjecte. J'imaginai Cécile en train de livrer son corps à un client lubrique.
et le carnet d'adresses posé à côté de mon téléphone. Je l'ouvris machinalement mais, dans mon abattement, le plaisir même de retrouver Cécile s'était évanoui. Je feuilletai les pages une à une en prêtant une attention distraite à la liste des noms qui défilaient. A la lettre C, il y avait Cécile en haut de la page. Cécile ... Mon corps frémissait du désir de la revoir mais mon esprit se promenait sur d'autres sentiers, sombres et torturés. Mon regard descendit plus bas, jusqu'au bout de la page. Tout à coup je restai interdit, le regard figé sur la dernière ligne, comme un animal surpris par un chien d'arrêt. Pourtant mes yeux ne me trompaient pas; ils pouvaient lire distinctement deux prénoms, deux prénoms inconcevables sur cette page : Christian et Alex !