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A côté des deux prénoms, il y avait un numéro de téléphone. Je ne pus résister à la tentation de le composer. La tonalité résonna deux ou trois fois puis la voix d'un homme répondit.

Allô. Dit-il assez abruptement.

Et sans attendre plus d'une seconde, il répéta avec une pointe d'impatience et d'agacement " Allô ! Qui est à l'appareil ? ". Je ne reconnus pas la voix de l'homme que j'avais rencontré. Peut-être avais-je affaire à son comparse, Alex. Je travestis ma voix en accentuant exagérément mon accent auvergnat campagnard.

Est-ce que Christian est là, je voudrais lui parler.

C'est à quel sujet ? Répliqua l'autre sans détour.

Je disposais d'une fraction de seconde pour inventer un mensonge qui se tenait. Dans de tels moments, l'instinct prend le relais de la raison et, sans laisser transparaître ma confusion, je dis ces mots qui m'étonnèrent au moment même où je les articulais.

C'est au sujet de Stéphane Gauthier.

C'est toi Fred ? Me demanda mon interlocuteur.

Qui veux-tu que ce soit ? Lui répondis-je sans me démonter. C'est Alex à l'appareil ? J'ai du mal à te reconnaître.

Oui c'est Alex. Excuse-moi Fred, moi non plus, je ne t'avais pas reconnu. Ça doit être la ligne qui est pas bonne. Christian n'est pas là. Il devrait rentrer bientôt. Qu'est-ce que tu voulais lui dire ?

Oh ! Rien de bien important, je rappellerai plus tard. Répondis-je.

Quoi ! Tu ne veux pas me le dire ? Rétorqua l'homme au bout du fil, sur un ton manifestement nerveux. Tu ne me fais pas confiance ?

Mais non, c'est pas ça. Je voulais lui demander s'il avait des nouvelles du type-là, Stéphane Gauthier.

Je pense qu'il fait bien son boulot. Depuis qu'il l'a rencontré, il le surveille de près, mais j'en sais pas plus. J'ai d'autres chats à fouetter, tu sais.

C'est bon. Salut. Ajoutai-je à titre de conclusion. Et je raccrochais promptement.

Des gouttes de transpiration perlaient sur mon front. Je sortis un mouchoir de la poche de mon pantalon pour m'essuyer et m'aperçus alors que tout mon corps était paralysé, comme engourdi après un effort immense. Par je ne sais quel inexplicable miracle, mon bluff avait fonctionné. Maintenant j'avais la confirmation que l'homme que j'avais rencontré et le nom qui figurait sur le carnet de Marc ne faisaient qu'une seule et même personne. Les certitudes sont toujours réconfortantes, même si elles entraînent parfois avec elles, des conséquences qu'il est difficile de mesurer sur le moment. Je me trouvais précisément dans une telle situtation. Marc connaissait ces hommes ! Et ces inconnus me surveillaient. Mais où cela allait-il m'amener ? Quels conclusions en tirer ? Que se cachait-il derrière cette découverte ? Après le réconfort vinrent les interrogations qui, très vite, cédèrent le pas à une sourde inquiétude. Quel crédit pouvais-je maintenant accorder à l'histoire que m'avait racontée ce fameux Christian ? De toute évidence, il m'avait menti. Mais alors, il ne s'agissait plus d'une stupide affaire de beuverie qui s'était mal terminée, mais bien plutôt d'un acte volontaire et délibéré, voire même prémédité ! Une tentative de meurtre, peut-être ! A cette idée, je sentis un long frisson parcourir tout mon corps. Dans tous les cas, pourquoi cet homme avait-il cherché à me contacter pour me raconter un mensonge et pourquoi continuait-il à me surveiller ? Quelles pouvaient en être les motivations ? Que signifiait cette mise en scène et quel était mon rôle dans tout cela ?

Toutes ces questions s'empilaient dans ma tête sans trouver de réponses rationnelles. Elles s'enchainaient en cascade, comme une infernale réaction en chaîne : toute tentative pour répondre à l'une d'entre elles me conduisait inévitablement à en poser une nouvelle. La tension qui m'investit devint vite insoutenable au point que je ne pouvais pas garder cette découverte pour moi tout seul plus longtemps. Je devais étancher ma soif de me confier à quelqu'un. A qui parler ? Cécile ? L'inspecteur Grafeuille ? A un ami ?

Je le savais, les réponses étaient emprisonnées dans la mémoire de Marc, et, avec elle, elles risquaient d'être à jamais perdues. En supposant que Marc aurait recouvert un jour ses souvenirs, je ne pouvais de toutes façons espérer lui soutirer un atome d'information à ce sujet. Finalement, je conclus que je tenais là une occasion rêvée d'explorer les secrets de mon ami; une opportunité qui ne se serait certainement plus jamais reproduite. Je fus donc tenté par l'idée de mener ma propre enquête afin de démêler l'inconcevable écheveau qu'avait tissé l'existence de mon ami. Mais, comment ne pas être découragé par l'immense tâche qui m'attendait ? Par où devais-je seulement commencer mes recherches sans me perdre dans les méandres de cette personnalité tourmentée ? Et n'était-il pas prétentieux de ma part d'imaginer parvenir à reconstituer le puzzle d'une vie qui avait été vouée tout entière à se soustraire des regards d'autrui ? Enfin, avais-je le droit de fouiller ainsi dans les affaires de Marc ? Selon quels principes pouvais-je m'en arroger le droit ?

Je butai, une fois de plus, contre mes sempiternels problèmes de conscience, mais l'idée d'avoir été le jouet d'une machination m'était intolérable, quelqu'en fussent les mobiles exacts. Je voulais savoir ! Et devant cette volonté, les derniers pans de ma résistance s'épuisaient et s'éffondraient un à un. Je décidai de préparer mon plan dès mon retour chez moi, mais déjà, toutes mes pensées étaient accaparées par cette question, au point que je faillis oublier le cours que je devais donner dans l'après-midi à des élèves de maîtrise.

De fait, j'arrivai avec quelques minutes de retard dans l'amphithéâtre. J'aimais habituellement l'ambiance des cours magistraux. Je considérais chacun de mes exposés comme un défi pédagogique : comment faire saisir à des étudiants, dont la principale préoccupation était l'obtention de la moyenne à l'examen final, la complexité du monde Viking, de ce peuple qui pendant des siècles a terrorisé l'Europe tout entière ? Mais cette fois-ci, le défi résonnait comme une illusion creuse et il ne me restait plus qu'une formalité adminitrative à remplir : donner un cours d'une heure et partir, au plus vite ! Je bafouillai machinalement quelques excuses et entamai mon monologue.

" Les historiens sont toujours divisés sur les véritables raisons des raids Vikings. En effet, qu'est-ce qui a pu pousser ces peuples, pourtant prospères, à s'élancer ainsi à l'assaut des côtes de la mer du Nord. On a avancé plusieurs hypothèses comme l'appât du butin et des honneurs, le déséquilibre géopolitique causé par la disparition de l'empire romain d'Occident, une série de mauvaises récoltes, une variation climatique qui aurait eu des conséquences désastreuses sur l'écosystème scandinave, mais il faut bien avouer que nous ne savons pas avec précision quel a été le détonateur de ce mouvement dont l'impact sur l'histoire de l'Europe a été immense. Sans doute faut-il le chercher dans les profondeurs de la culture Viking elle-même ... "

Ces énigmes qui émaillent l'Histoire comme autant d'obstacles à l'intelligence et à la compréhension, me renvoyaient directement à mes propres interrogations. Je ne parvenais à me concentrer sur mon propos qu'au prix de grands efforts. Finalement, pendant une heure je dévidai mécaniquement et sans passion ce que des années de travail avaient façonné dans mon esprit. Quand l'heure se fut écoulée, je répondis distraitement à quelques questions et pris congé de mes étudiants, ou plutôt, je m'évadai.

Je marchais totalement absorbé dans mes pensées. Je remarquai à peine le froid humide qui s'infiltrait à travers l'étoffe de mes vêtements. Une bruine presque invisible mouillait l'air. Elle avait lustré toutes les surfaces d'une fine pellicule brillante où se reflétaient les phares des voitures. Les lampadaires étaient enveloppés d'un halo brumeux constitué de milliers de gouttelettes en suspension qui semblaient danser une ronde folle autour de l'ampoule à la manière de minuscules moucherons ivres de lumière. Cette humidité s'agglutinait sur mon manteau en petites perles de pluie. Les ramures sombres des arbres décharnés lézardaient le ciel sinistrement.

Que faire ? Je ne désirais pas confier ma découverte à la police par peur que l'enquête ne salît Marc. J'entrevoyais trois directions à mes recherches. Premièrement, trouver l'adresse des deux acolytes, Christian et Alex. Mon minitel allait peut-être pouvoir m'aider dans ces recherches. Riche de cette information, je pouvais alors surveiller les deux individus et en apprendre davantage sur leurs activités. Deuxièmement, m'introduire de nouveau dans l'appartement de Marc et y fouiller tous les dossiers qu'il recélait, un à un, dans leurs moindres détails.

Je m'imaginais au volant de mon automobile, prenant en filature mes deux lascars et les poursuivant dans les recoins les plus sombres de la ville. Sur le moment, ravi par l'intensité de mes réflexions, je ne réalisai pas le ridicule de cette scène : comment moi, un professeur d'histoire à la Sorbonne, qui ne connaissait du monde de la pègre que la rubrique des faits divers des journaux - rubrique que je ne lisais que très rarement, au demeurant -, pouvais-je m'incarner dans la peau d'un détective privé ?

Quant à la troisième solution, je ne fis que l'ébaucher dans ma tête tant elle me préoccupait. J'avais pensé à tout révéler à Cécile. Sans pouvoir expliquer rationnellement pourquoi, Cécile m'inspirait une grande confiance. Pourtant, que connaissais-je d'elle ? Nous nous étions à peine vus l'espace de quelques heures, mais cette femme avait gravé en moi une marque peu commune. A vrai dire, je ne me rappelai son visage qu'avec beaucoup de difficultés, et encore mes souvenirs ne m'en restituaient-ils qu'une image floue et fugitive. Elle était devevnue la projection idéale de tous mes désirs, alors que la personne charnelle s'effaçait au fil des jours de ma mémoire. L'objet de mes préoccupations à son endroit n'étaient pas de l'ordre de la confiance. Sur ce point, je ne doutais aucunement de son intégrité. Je ne souhaitais tout simplement pas qu'elle fut mêlée, de près ou de loin, à cette affaire; je voulais la préserver, la protéger d'une affaire dont elle était étrangère.

J'en étais arrivé à ce point dans mes réflexions quand je pénétrai dans mon appartement. Je m'empressai d'allumer mon minitel et de consulter le service d'annuaire électronique. Avec les seuls prénoms, le minitel s'avéra un outil inutile et impotent. Il ne me restait donc plus que deux voix d'exploration : l'appartement de Marc ou Cécile. Les deux m'excitaient tout autant au point que je ne parvenait pas à fixer mon choix. Il était tôt : j'avais quitté l'université à quinze heures et je pouvais donc fort bien me rendre d'abord chez Marc puis rencontrer Cécile dans la soirée. Cette idée était séduisante et présentait l'avantage de combler ma double impatience. Je composai le numéro de Cécile ...

Je tombai sur son répondeur. Un peu dépité, je laissai défiler le message d'accueil avant de raccrocher ; sa voix avait un goût sensuel et suave qui me rappelait l'émoi de nos deux corps. Puis il y eut un déclic et, à ma plus agréable surprise, j'entendis Cécile me demander qui était à l'appareil. Je m'empressai de lui répondre mon nom. Un long silence s'ensuivit, que j'interprêtai d'abord comme une manifestation d'étonnement, mais finalement elle ajouta, sur un ton presque cassant :

Comment as-tu obtenu mon numéro de téléphone ?

Je m'attendais, bien sûr, à cette question de sa part mais j'avais espéré qu'elle l'eût posée plus tard, au fil de la conversation. Au lieu de cela, ce fut sa première préoccupation. Elle avait abordé le sujet immédiatement, sans détour et sans délicatesse, ni même quelque signe de tendresse ou d'affection, comme si le fait que j'eusse pu me procurer ce numéro, éclipsait à lui seul, tout intérêt pour ma personne. Malgré ma déception, je répondis, en feignant un ton badin.

Je vais tout t'expliquer, mais il faut d'abord que je te vois. J'ai quelque chose d'important à te dire. Es-tu libre ce soir ? Ajoutai-je tout de suite comme pour exorciser mon dépit.

Un autre silence suivit, plus court celui-là.

Oui, je suis libre. Qu'as-tu de si important à me dire qui ne puisse être dit au téléphone ? Que tu m'aimes, que tu as besoin de moi, ou quelque chose de ce genre peut-être ? Dit-elle froidement. Tu sais, si tu veux coucher avec moi, tu peux le dire franchement. J'ai l'habitude !

Elle m'envoyait au visage, sans ménagement, la froide réalité de son expérience de la nature humaine pour laquelle elle ne représentait qu'un objet dont on négocie le prix avant d'en user. Elle ne connaissait des relations avec autrui que le versant distordu, perdu dans les arcanes obscurs du désir, où l'animal se mêle encore à l'homme. Ses mots me faisaient mal car ils révélaient cruement la substance même de ses sentiments pour moi.

Cécile, ce que j'ai à te dire est vraiment grave. Ca ne concerne pas notre relation mais Marc. Je préfèreais t'en parler de vive voix, tu comprends ?

Son attitude se métamorphosa. Était-ce l'évocation de Marc ou bien la sincérité qui filtrait de ma voix qui avait opéré cette transformation ?

Oui, je comprends. Répondit-elle. Excuse-moi pour tout à l'heure. Tu sais, c'est une bonne surprise de t'entendre au bout du fil. Je n'espérais plus te revoir. Bien sûr, j'aurais pu te retrouver à l'hôpital où se trouve Marc mais j'ai hésité, de peur de t'importuner.

Je crus déceler dans le timbre de sa voix une pointe d'embarras, de soucis, ou bien de désenchantement. Mais peut-être, n'était-ce que sa façon de ne jamais terminer ses phrases sur un ton franc et assuré qui me jouait un tour. Sa manie d'élocution ajoutait invariablement une note de tristesse dans ses propos, laissant imaginer quelques malheurs secrets. Était-ce vraiment le cas ? Rien ne me permettait d'émettre seulement une hypothèse en ce sens car, malgré la force de mes sentiments, je ne pouvais me cacher que j'ignorais pratiquement tout d'elle.

Nous fixâmes une heure et un lieu de rendez-vous. Place du Trocadéro à dix-neuf heures. Nous déciderions plus tard du restaurant où nous irions. Cette soirée s'annonçait délicieuse. Cela me laissait plusieurs heures à consacrer à l'appartement de Marc.

Cette fois il me fut plus facile d'amadouer la concierge qui contrôlait l'accès de l'immeuble de Marc du fond de son minuscule logis. L'expérience précédente m'avait appris à conserver mon sang-froid face à l'interrogatoire en règle de la matronne. Je sus habilement amener la conversation sur l'état de santé de mon ami et, de fil en aiguille, nous échangeâmes des considérations éloquentes sur le traitement de telle ou telle autre maladie. Finalement, nous conclûmes par l'incontournable couplet météorologique par lequel j'appris que ce temps de chien n'était que la conséquence inévitable de toutes ces expériences atomiques que fomentaient les savants dans leurs laboratoires ! J'acquiescai avec le plus grand sérieux. Une fois de plus je passai l'examen d'entrée avec succès.

Quand je pénétrai dans le bureau de Marc, un désordre indescriptible régnait dans la pièce. Les étagères avaient été vidées de leurs livres qui jonchaient à présent le sol et mélangés pêle-mêle à des dossiers jetés en vrac. Tous les tiroirs avaient été ouverts; ils en dégorgeaient des liasses de paperasse froissée. En un clin d'oeil, je balayai du regard ce spectacle désolant. Une colère sourde et un sentiment d'immense impuissance montaient en moi. Mon mouvement fut subitement arrêté par le battant de la portière du coffre-fort, entrouvert. Manifestement des hommes étaient venus chercher quelque chose ici. Mais avant même que j'eus le temps de formuler la première pensée rationnelle, j'entendis des pas furtifs dans le couloir suivi du claquement de la porte d'entrée. Les cambrioleurs venaient de se sauver. J'avais dû les surprendre dans leur funeste entreprise et ils s'étaient cachés dans une pièce de l'appartement. Sous l'impulsion de la colère, je m'élançai sans vraiment réflêchir. Je dévalai quelques marches de l'escalier mais je me rendis vite compte la cage d'escalier était déserte. Ils devaient avoir déjà atteint la cour. Je retournai à toute allure dans l'appartement de Marc et ouvris la première fenêtre que je rencontrai. La cour était vide, silencieuse, abritée comme elle était du fracas de la circulation des boulevards. Personne dans les escaliers, personne dans la cour. Ils n'avaient pourtant pas eu le temps d'arriver jusqu'à la rue du Temple. Mais alors par où avaient-ils fui? Je compris alors mon erreur; il ne restait plus qu'une seule issue : le toit. L'appartement de Marc était situé à l'avant dernier étage du bâtiment. Le chemin vers les toit était donc de loin le plus court. Je gravis à grandes enjambées le dernier étage jusqu'au sommet de l'immeuble. J'y découvrai une courte échelle en bois posée sur l'encadrure d'un vasistas ouvert. Mon hypothèse venait de trouver sa confirmation : les gredins s'étaient introduits par la toiture et m'avaient échappé en empruntant le même chemin. Avaient-ils eu le temps d'emporter quelque chose avec eux ? Je redescendis dans l'appartement de mon ami pour m'en assurer.

De retour dans le bureau de Marc, je pus apprécier à tête reposée l'ampleur du capharnaüm qu'avaient laissé deriière eux les cambrioleurs. Tous les tiroirs avaient été vidés de leurs dossiers, et le contenu des ces dossiers, répandu sur le sol. Les bouquins avaient été lancés à terre sans ménagement. Il ne restait sur les étagères que la trace des livres dessinée par une fine pellicule de poussière, comme une silhouette en négatif. La table du bureau avait été balayée de tout ce qui s'y était trouvé. Enfin, le coffre-fort béait sur des piles de documents que la pénombre permattait tout juste d'apercevoir. Comment pouvais-je estimer ce que les voleurs avaient saisi alors que je ne savais pas moi-même ce qu'il y avait à prendre ? Que faire ? Ma première impulsion me suggéra d'appeler la police. Cette idée m'avait été dictée par l'élan vindicatif qui s'empara de moi : je voulais, je devais même, venger mon ami. Ce devoir sonna comme un ordre impératif.. Mais, en y réfléchissant de plus près, je réalisai que ma présence même dans cette pièce était tout à fait suspecte. Comment pouvais-je la justifier alors que Marc lui-même ignorait tout de mes agissements. Une enquête, même menée par l'inspecteur le plus crétin que pouvait compter la police nationale, aurait très vite révélé mon imposture ? D'autre part, les cambrioleurs, dans leur fuite, m'avaient laissé une opportunité précieuse : le coffre-fort, que je n'aurai jamais pu ouvrir par moi-même, m'offrait tous ses secrets; il me suffisait d'y puiser à pleines mains !

L'occasion était trop tentante pour que quiconque lui résistât. Pour une fois, je mis de côté mon intégrité morale et passai aux actes sans plus tarder. " D'abord, mettre le contenu de ce coffre en lieu sûr " me dis-je tout bas. Il n'était en effet pas exclu que les larrons revinssent sur les lieux pour prendre ce qu'ils étaient venus chercher. Il me fallait toutefois agir très vite; je ne souhaitais pas être interrompu cette fois encore par la curiosité de la concierge. J'empoignai un porte document vide qui traînait sur le plancher et y fourrai rapidement et en vrac tout le contenu du coffre. " Maintenant, mettons un peu d'ordre dans cette pagaille. Si la concierge voit ça, je suis foutu. " Je rangeai rapidement et au hasard les feuillets qui recouvraient le sol dans des chemises et les glissai dans les tiroirs. Mes mouvements, sous l'emprise de l'anxiété et de l'excitation, étaient malhabiles et dénués de tout sens pratique. Ce qui aurait dû prendre une dizaine de minutes s'éternisa pendant une longue demi-heure. Je rabattai la portière du coffre-fort sans la fermer et suspendis le tableau à son crochet. La pièce venait de retrouver son allure.