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Je retournai à mon travail à l'université. Lorsque j'arrivai devant mon bureau, un homme m'y attendait. Il était petit et tout en rondeur, avec des pommettes bien saillantes et rouges. Sa bedaine débordait de son imperméable ouvert. Quand il me vit, son visage s'éclaira.

Ah ! Vous êtes Monsieur Gauthier ? Me demanda-t-il.

Oui. Répondis-je. Que puis-je pour vous ?

Inspecteur Philippe Grafeuille de la police judiciaire. On m'a confié l'enquête sur l'accident de Monsieur Perrot. J'aimerais vous poser quelques questions, si vous avez un peu de temps à m'accorder.

Je l'invitai à entrer dans mon bureau mais il me proposa plutôt un bistrot situé dans la rue Soufflot. "Par les froids qui courent un p'tit café me ferait du bien, pas vous ?" ajouta-t-il pour se justifier. Je n'y voyais aucune objection. Philippe Grafeuille ne ressemblait guère à l'image que je me faisais d'un inspecteur de police. Des générations de cinéastes et d'écrivains avaient gravé dans la conscience collective un portrait stéréotypé du "flic", avec son chapeau de feutre, son imperméable beige et sa face de héros.

Arrivé dans le bar, son visage se décontracta. Il se sentait plus à l'aise ici que dans les couloirs de la Sorbonne chargés de solennité. Nous nous installâmes à une table placée tout près de la vitre. A chaque rafale, le vent y plaquait des milliers de gouttelettes de pluie. Elles crépitaient contre le verre et dessinaient des constellations inconnues et changeantes. Bercé par le ronronnement des conversations, le temps s'écoulait à un rythme tranquille et somnolent. Seul, parfois, le crissement aigu des percolateurs venait troubler cette atmosphère paisible. L'inspecteur commanda hâtivement un café cognac. "Ca réchauffe les os" Avait-il souligné. "Le café ou le cognac ?" Lui avais-je demandé avec une pointe d'ironie. "Les deux, mais surtout le cognac" M'avait-il répondu.

Après avoir bu la première gorgée, Grafeuille se carra confortablement dans sa chaise. Il ne put retenir un "Ah" de satisfaction. Il alluma alors une cigarette et me regarda fixement.

J'ai lu votre déposition et celle des deux autres témoins. Cela représente peu d'information pour mener une enquête. Mais quelque chose m'intrigue. Vos trois témoignages s'accordent au moins sur un point : le véhicule se trouvait à l'arrêt à une trentaine de mètres avant de démarrer. Vu le type de voiture - une vieille Renault vingt - il est évident que la vitesse atteinte au moment de l'impact ne pouvait être mortelle. Alors qu'en conclure ? Je me demande si l'on n'a pas voulu seulement blessé votre ami. Comme un avertissement en quelques sortes. Vous me suivez ?

Il tira une bouffée de fumée sur sa cigarette en jetant un coup d'oeil furtif en direction de la rue. Puis, il me fixa à nouveau avec les sourcils froncés, en forme d'interrogation.

En tout cas, il est clair qu'il ne s'agit pas d'un accident ! On a voulu donner une leçon à Monsieur Perrot. Plus j'y pense et plus cette hypothèse me paraît plausible. Si l'on avait voulu l'assassiner, on aurait utilisé d'autres moyens comme une rafale de mitraillette ou un coup de couteau. Mais là, vraiment, il était impossible de le tuer de cette manière. A moins que les gars qui ont fait le coup sont des débutants. Mais on rencontre peu de débutants dans ce milieu, croyez-moi.

Sa théorie se tenait et, ma foi, je n'avais jamais examiné les événements de cette façon-là. L'inspecteur poursuivit.

De toutes manières, tentative de meurtre ou pas, ce n'est pas Monsieur Perrot qui pourra m'aider à faire avancer mon enquête. Comme vous le savez sans doute, il est complètement amnésique. Aussi, tous mes espoirs reposent sur vous. Vous êtes son seul ami. Il a certainement dû vous révéler quelques renseignements qui pourraient nous faire un peu progresser.

Oui, bien sûr, Monsieur Grafeuille. Lui dis-je. Je vous aiderai du mieux que je pourrai.

Il s'interrompit encore une fois pour avaler une gorgée de café puis, il continua sur un ton mystérieux.

C'est un drôle de type ce Monsieur Perrot. Pas très sociable apparemment. Aucun ami, à part vous. Mais beaucoup de maîtresses par contre. Le mois dernier, par exemple, il a changé trois fois de fille. Des nanas pas très recommandables d'après les fichiers de la police : des prostituées de luxe, des femmes plutôt louches. Ne pensez surtout pas que je me permette de le juger. Pour moi c'est seulement une piste ? Elle peut mener à des découvertes intéressantes. Dans mon métier, il ne faut rien négliger, vous comprenez ? Que savez-vous de ses fréquentations féminines ?

En vérité, j'ignorais tout, ou presque, de la vie sentimentale de Marc. L'inspecteur venait de me révéler un pan entier de la vie de mon ami que je ne soupçonnais pas. Je lui expliquai ma surprise.

Marc n'était pas bavard sur ce sujet. Il préservait cette facette de sa vie dans un secret absolu. Vous voyez, très sincèrement, je ne savais rien de ce que vous venez de m'annoncer. Il avait fréquenté ce milieu il y a vingt ans mais j'étais persuadé qu'il s'en était éloigné. Vous savez, à cette époque il travaillait dans des ports et il côtoyait souvent des prostituées. Alors, il lui arrivait de coucher avec l'une ou avec l'autre... Mais comment l'avez-vous découvert ?

Oh ! C'est simple. J'ai fait une recherche de routine dans nos fichiers et j'y ai découvert que votre ami a été arrêté pour conduite en état d'ébriété il y a un an et demi. Une femme l'accompagnait. Elle est connue de nos services comme prostituée. Alors, j'ai enquêté un peu auprès de nos informateurs et j'ai appris que Monsieur Perrot était un familier de certaines agences de prostitution de luxe. La femme s'appelle Lucie Cloutier. Ça vous dit quelque chose ?

Non. Je suis désolé. Répondis-je. Je n'ai jamais entendu ce nom-là. Pas plus que d'autres d'ailleurs. Je vous le répète, Marc ne me parlait pas de ses maîtresses. Je ne pourrais vous citer le nom d'une seule d'entre elles.

Au même moment où je disais cela à l'inspecteur de police, je réalisai tout à coup combien Marc avait maintenu sa vie privée hermétiquement close. Même moi, son seul ami, je n'avais pas été admis à partager ses secrets d'alcôve. Pourtant, je me doutais, bien évidemment, qu'il entretenait des relations avec des femmes. Mais je ne l'avais jamais questionné sur ce sujet, non pas que ce fut tabou, mais plutôt que ce genre de conversation n'appartenait pas à l'univers de notre amitié. Cette constatation me laissa perplexe. Elle découvrait subitement la nature singulière de notre relation. Mais surtout, pour la première fois, je me surprenais à regarder mon amitié pour Marc comme un spectateur. Elle devenait un objet abstrait d'analyse alors que j'en étais l'un des deux acteurs. Je chassai cette idée de mes pensées et me concentrai sur le mégot que l'inspecteur portait à ses lèvres.

Vous me semblez pensif, Monsieur Gauthier. Vous rappelez-vous de quelque chose ?

Non. Rien du tout. Je m'imaginais seulement mon ami dans les bras d'une de ces femmes.

Et alors ? Me demanda-t-il en esquissant un sourire en coin.

“Rien”. Ajoutai-je avec une pointe d'agacement. Il dût la percevoir, car son sourire s'effaça aussitôt. Il écrasa le mégot dans le cendrier. Un fin filet de fumée continuait de s'élever au-dessus du cadavre de cigarette, comme un dernier soupir avant d'expirer. “Je vous comprends” Ajouta-t-il avec une compassion fabriquée très maladroite. Qu'avait-il compris ? Rien sans doute parce qu'il n'y avait rien à comprendre. Y avait-il une place dans les enquêtes de police pour l'expression d'un sentiment fugitif, entre la confusion et le doute ? Non, assurément il ne pouvait pas comprendre la complexité d'une amitié faite de tensions, d'orages et de partages sans concession. Moi-même je commençais à l'observer d'un autre regard, avec les yeux de l'analyste. Et cela, un peu, m'effrayait.

Revenons-en à cette soirée que vous avez passée en compagnie de Monsieur Perrot à L'échiquier. Dans votre déposition vous signalez que votre ami vous semblait nerveux. De quoi avez-vous parlé au juste ?

Oui, en effet, il était nerveux. Il consultait très souvent sa montre comme s'il attendait quelqu'un ou quelque chose. Il m'a confié ses plans de rachat des imprimeries... heu... je ne me souviens plus très bien du nom... Cabert, Gabert ou quelques chose comme ça.

Grabert ? Les imprimeries Grabert sans doute. La presse en a beaucoup parlé à l'époque.

Oui, c'est ça. Il avait l'intention de licencier du personnel après le rachat et il s'apprêtait à devoir affronter les syndicats. Il m'a exposé pendant près d'une heure ses plans. Connaissant Marc, je ne pense pas que cette affaire l'inquiétât beaucoup. Ce n'était pas la première fois qu'il réalisait ce genre de transaction. Son empire est là pour en témoigner. Non, sincèrement, je ne crois pas que vous trouverez grand-chose en cherchant dans cette direction.

A moins que les syndicats aient voulu l'intimider. Et ça expliquerait l'accident. Qu'en pensez-vous ? Me demanda-t-il avec une mine sérieuse qui cachait mal sa satisfaction.

Cette hypothèse, je l'avais analysée depuis longtemps. En fait, elle n'éclairait en rien la nervosité de Marc ce soir-là. Bien au contraire, Marc aimait faire face au danger. Plus une affaire présentait de risques et plus il y trouvait du plaisir; une sorte de plaisir désespéré, comme un pied de nez à sa réussite. Il ne craignait pas de tout perdre en un coup de poker malchanceux, car sa fortune ne comptait pas à ses yeux. Cette fortune ne représentait que le résultat de la grande partie d'échecs qu'il jouait contre la société. A ce genre de jeu on peut perdre ou gagner. Jusqu'à maintenant il avait gagné, du moins sur le plan financier, car il savait sa lutte sans issue, vouée à la défaite. Mais ce désespoir nourrissait sa détermination, comme le ferment d'un fanatisme sans limites. Sa richesse lui importait donc peu. Il m'avoua même un jour qu'il ne lui déplairait pas de se retrouver dans la misère pour démasquer l'hypocrisie de son entourage. “Si je perdais tout aujourd'hui, ils cesseraient leurs courbettes et leur admiration. Ils montreraient tous leur vrai visage” M'avait-il confié.

C'est une possibilité, bien sûr. Répondis-je après une fraction de seconde d'absence. Mais cela me paraît improbable.

Et pourquoi donc ? me lança-t-il.

Les rides de son front se plissèrent. Il sortit une autre cigarette du paquet qui traînait sur la table. Il s'apprêtait à l'allumer avec son briquet quand je lui répondis, sur un ton péremptoire :

Parce que ce n'est pas dans la nature de mon ami !

Interloqué par ma réponse il reposa son briquet sur la table. Il s'esclaffa et, entre deux rires, il ajouta.

Ah! vous en avez de bonnes, vous. Vous savez, c'est dans la nature de personne de se faire assassiner. Excusez-moi, mais je ne peux m'empêcher de rire. Non, sérieusement, je ne saisis pas ce que vous entendez par nature.

Vous avez raison. Je me suis mal exprimé. Je voulais dire que Marc n'était pas du genre à se démonter devant un quelconque danger. Il est possible que les syndicats soient derrière l'accident mais ça n'explique pas pourquoi il était si nerveux pendant la soirée à L'échiquier.

Peut-être, mais moi je suis chargé d'enquêter sur les causes de l'accident, et pas sur la psychologie de Monsieur Marc Perrot. C'est là toute la différence entre l'amitié et la police !

Encore une fois, il affichait un sourire satisfait. Je ne lui en tins pas rigueur, car, après tout, il avait raison. Mes pensées s'étaient égarées sur d'autres sentiers, perdant de vue le fil de l'enquête. Alors, un détail important me revint à l'esprit. Je m'empressai de le lui exposer afin d'étayer ma thèse.

Mais vous oubliez quelque chose de primordial, Monsieur l'inspecteur, la voiture s'était ruée sur moi, et non pas sur mon ami. Marc a été blessé parce qu'il s'est interposé entre moi et le véhicule, pour me protéger. Il n'était donc pas la cible. C'était moi que l'on voulait frapper.

En disant cela des frissons parcoururent mon dos. Grafeuille me regardait en affichant une moue sceptique.

Cela ne prouve rien, Monsieur Gauthier. Les conducteurs de la voiture ont pu vous confondre avec votre ami. Vous avez à peu près la même taille. Et puis il faisait nuit. Non. Je ne crois pas que l'on vous visait, vous. La cible était bien Marc Perrot. J'en suis convaincu. Aviez-vous remarqué des comportements anormaux de sa part pendant les jours qui ont précédé l'accident ?

Les comportements de Marc n'ont jamais été ce que l'on peut qualifier de normaux. Mais, disons qu'ils étaient égaux à eux-mêmes dans leur anormalité. Non, je ne rien remarqué de suspect. Le soir même de l'accident, cependant, outre sa nervosité inhabituelle, il avait évoqué dans la voiture, avant d'arriver à L'échiquier, des souvenirs d'enfance. Cela peut vous paraître anodin mais pourtant, il ne l'avait jamais fait depuis trente ans. Je ne sais pas si cela peut avoir un lien quelconque avec la suite des événements mais je me souviens d'en avoir été étonné.

L'inspecteur alluma la cigarette éteinte qui occupait ses doigts depuis quelques minutes. Il fronça légèrement les sourcils avec un air évasif. Il ne semblait pas accorder beaucoup d'intérêt à mon histoire de souvenirs d'enfance. Manifestement, sans prendre en considération ce que je venais de dire, il ajouta :

En somme, rien de frappant s'est produit pendant cette soirée.

Mais non au contraire. Insistai-je en laissant apparaître volontairement mon agacement. Je viens de vous dire qu'il m'a tenu des propos inhabituels. Vous ne connaissez pas Marc Perrot, alors, bien sûr, il vous est difficile de mesurer combien de tels petits détails peuvent être importants. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'ils mènent à une piste. Non, je voulais seulement vous faire comprendre que mon ami se trouvait dans une disposition d'esprit peu commune. Il devait certainement y avoir quelques raisons à cela.

Bien sûr, bien sûr. Ce que vous me dîtes n'est pas dénué d'intérêt Monsieur Gauthier, mais je n'en tire pas beaucoup d'informations, vous comprenez ? Il me faudrait quelque chose de plus tangible, de plus concret, vous voyez ce que je veux dire ?

Je saisis très bien, Monsieur Grafeuille. Malheureusement, Marc avait une personnalité forte qui ne se laissait jamais démontée. Il cachait au plus profond de lui ses émotions et ses secrets. Je pense que même si on lui apprenait qu'il allait être assassiné il saurait se montrer imperméable à toute analyse. Je le connais depuis longtemps et au fil du temps j'ai appris à déceler les signes à peine perceptibles qui le trahissent quelques fois. Et je pense en toute sincérité que cette conversation que nous avons eue dans sa voiture était précisément l'un de ces signes. Comment l'interpréter ? Je suis bien incapable de vous le dire.

L'inspecteur cachait bien mal son impatience. Il m'écoutait distraitement en pensant à autre chose. Dès que j'eus terminé avec mes explications, il prit la parole.

A-t-il déjà eu des ennuis de ce style ? Me demanda-t-il.

Oui et non. Répondis-je sur un ton sibyllin.

C'est-à-dire ?

Je veux dire que j'ai cru découvrir à quelques reprises qu'il se trouvait dans des situations délicates. Mais je n'ai jamais pu vraiment le vérifier. A ma connaissance, c'est la première fois qu'il est victime de ce genre d'incident. Mais je vous le répète, à ma connaissance seulement !

Oui, oui. Un curieux bonhomme quand même. Vous êtes amis depuis trente ans et il ne vous parlait jamais de lui. De quoi parliez-vous donc ?

Etait-ce vraiment une question qu'il m'adressait ou pensait-il tout haut ? Il suivait du regard une femme qui se déhanchait de l'autre côté de la vitre. Puis, il se tourna vers moi en m'observant d'un air interrogateur.

Hein, de quoi vous parlait-il ? Me demanda-t-il encore mais avec insistance cette fois.

Nous nous confions nos impressions, nos idées, enfin... nous discutions de ce que deux amis peuvent discuter ensemble. Mais il restait vigilant, même dans les moments d'intimité. Il prenait soin de toujours sélectionner ce qu'il me disait, sans le laisser toutefois transparaître.

Il jeta un coup d'oeil sur sa montre et s'exclama sur un ton à nouveau bonhomme :

Déjà onze heures ! Je vais vous laisser travailler mon cher Monsieur. Tenez, je vous donne ma carte. N'hésitez pas à m'appeler si vous vous souvenez d'un détail important.

Il se leva, fouilla dans la poche de son pantalon et en sortit une poignée de pièces de monnaie et un trousseau de clefs. Il laissa cinq francs sur la table et me tendit sa main un peu boudinée. “Je n'ai pas beaucoup d'éléments pour avancer”. Puis, il se rapprocha de moi et murmura “Mais quelque chose me dit que cette affaire va être intéressante”. Il se frotta les mains avec un sourire satisfait et ajouta “En attendant je vais aller noter ce que vous m'avez dit et je vais aller croûter. J'ai une de ces faims !”

Je crois qu'il me quitta en restant persuadé que je lui cachais des informations. Pourtant, je lui avais dit tout ce que savais. Et je remarquais qu'en fait, je ne savais rien.