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“Notre amitié ne fut pas immédiate. Bien que les événements nous eussent rapprochés, Marc restait méfiant à mon endroit. Jamais il n'entreprit de faire le premier pas vers moi. Je devais à chaque fois regagner sa confiance, reprendre à leur début les efforts réalisés la veille. Je parvenais à l'approcher; cela représentait ma seule victoire mais il répondait farouchement à mes questions. Rien dans son attitude ne laissait entrevoir la possibilité d'un dialogue libre. Je sentais toujours entre nous le poids d'une barrière indestructible. Souvent nos rencontres se terminaient en monologue. Je parlais et il m'écoutait sans laisser transparaître de signes d'intérêt. Il supportait ma présence comme une fatalité contre laquelle il était impuissant. Il composait avec moi comme les paysans composent avec le temps.

A la sortie de l'école je le rejoignais et nous cheminions ensemble jusqu'à ce que nos chemins se séparassent. Il partait toujours le premier, sans m'attendre, et je devais le rattraper. Je tentais d'attirer son attention en abordant à chaque fois un nouveau sujet. Mais mes peines restaient vaines. Son indifférence parfois, m'enrageait mais je ne le laissais pas paraître. Après que nous nous étions quittés, je vidais ma colère en donnant de violents coups de pied contre les galets sur le chemin. Ils roulaient dans un nuage de poussière et se perdaient dans les champs alentour. J'avais tout essayé, tout ce qui peut faire vibrer le coeur d'un enfant de douze ans : les courses d'automobiles, les avions de chasse, les bandes dessinées,...

Un soir de Mars, comme tous les soirs, je le rattrapai sur la route. Pour la première fois, il m'attendait. Je ne savais comment interpréter ce geste. Peut-être voulait-il seulement bénéficier de mon parapluie pour se protéger de l'averse qui couvait au-dessus de nous. Le ciel transportait de gros nuages gris entre lesquels des rais de soleil parvenait à se frayer un chemin jusque vers les terres. Ils illuminaient la campagne par endroits, comme des oasis de lumière dans la grisaille du jour. J'engageai la conversation sur le cours de mathématiques, sans plus me soucier de l'attention de mon ami. Bon gré, mal gré, je m'étais résigné à son indifférence sans abandonner pour autant. Et de fait il m'écoutait sans mot dire. Tout à coup, il m'interrompit net en plein milieu d'une phrase.

Qu'est-ce que tu veux être plus tard, Stéphane ?

Je restai un court instant muet.

Heu. Je ne sais pas. Dis-je en bafouillant. Pilote de ligne ou bien docteur. Oui Docteur.

Comme ton père. C'est pas original !

Non non. Je pense que ça doit être génial de soigner les gens, tu ne crois pas ?

Bof ! Répondit-il en haussant les épaules. Les gens, ils ne méritent pas qu'on s'occupe d'eux. Ils veulent vivre pour mieux ressembler aux autres, comme des fourmis dans une fourmilière. Quand tu écrases une fourmi, ça ne se remarque même pas. Tu la confonds vite avec ses voisines tellement elles sont toutes identiques. Alors, à quoi bon soigner les gens puisque si un facteur meurt, il sera remplacé par un autre facteur identique au précédent. C'est inutile !

J'étais effrayé pas sa réponse. Il avait parlé avec une froide logique qui laissait supposer une indifférence incommensurable pour l'humanité toute entière. Je protestai.

Tu laisserais les gens crever, toi ? Je ne suis pas d'accord. La science doit faire tout ce qu'elle peut pour sauver les vies humaines. Insistai-je avec véhémence. Nous ne sommes pas des fourmis, justement !

Les sauver pour les laisser s'entre-tuer, s'entre-déchirer, s'entre-exploiter. Bravo. Vive la science ! Grâce à elle les hommes peuvent faire plus longtemps ce dans quoi ils excellent : se détruire lentement les uns les autres.

Pour la première fois, je découvris ce que la solitude de Marc cachait secrètement : la haine. La haine fait mal. Elle brûle comme un venin quand on la touche à nu, sans l'enrobage de l'hypocrisie. Pour la première fois, je découvris la haine; une haine sans limite, comme seule raison de vivre. Marc dut prendre conscience de mon trouble. Il ajouta avec un peu de chaleur dans la voix.

J'exagère un peu bien sûr, mais quand on voit ces faces d'abrutis devant leur abruti en chef, Cricri Lalonde en personne, on peut se demander quel avenir attend ce troupeau de moutons, sinon l'abattoir !

Je mesurai alors l'étendue de son aversion pour ses camarades de classe. Des années d'hostilité avaient forgé en lui un coeur sombre. Son amertume n'avait d'égale que sa détermination à préserver sa solitude. Je représentais la seule et unique exception. Le fossé entre lui et les autres s'était creusé au point qu'il semblait improbable qu'il puisse un jour se refermer; un fossé encombré de haines et de rancunes accumulées. D'une certaine manière, je comprenais son ressentiment pour avoir été témoin des événements qui l'avaient façonné. Mais je ne pouvais concevoir qu'il n'y eût point d'issue. Cette idée m'était intolérable. Peut-être était-ce là les premières manifestations de mon idéalisme humaniste, étranger aux rancoeurs vindicatives, à ces idées noires que l'on rumine inlassablement pour mieux les perpétuer. Je refusais cette fatalité maligne qui s'était abattue sur Marc.

Tu les détestes tant que ça ? Lui demandai-je.

La question ne se pose pas comme ça. En vérité, je ne les déteste pas. Je ne veux pas leur ressembler, c'est tout. Ils me débectent tous avec leurs jugements étriqués, leurs idées toutes faites, leur sens profond de la respectabilité... Ils ne m'intéressent pas. Ils peuvent aller au diable !

Il s'interrompit un bref instant pour reprendre son souffle ou pour mieux préparer les phrases qu'il allait m'assener. Il reprit presque aussitôt.

Et toi comme les autres. Pourquoi me suis-tu tout le temps. Essayerais-tu de m'apprivoiser ? De me faire rentrer dans le rang ? Tu perds ton temps mon vieux ! A moins que tu ne te sentes chargé d'une mission hautement humanitaire; quelque chose entre la charité et l'assistance sociale. Peut-être veux-tu toi aussi gagner ton petit morceau de mirage, ta place au Paradis ?

Il s'arrêta et se tourna vers moi. Attendait-il une réponse ? Je ne le crois pas. Il voulait seulement marquer de façon encore plus percutante la force de ses mots. Il poursuivit son chemin et sans même me regarder il ajouta :

Tu as raison. Toubib, ça t'irait bien.

Il marchait, me laissant sur place, sans manifester le moindre regret. Ses épaules malingres un peu raides exprimaient comme une sorte de satisfaction étouffée.

Dans le ciel, les derniers restes du jour coincés entre les nuages se consumaient avec des couleurs de braise. Il s'arrêta encore une fois et se retourna. Avec un sourire complice, il me dit :

Alors, qu'est-ce que tu attends ? Tu viens ?

Je le rattrapai en courant. La journée s'éteignit ainsi sur l'ambiguïté de notre amitié.

Les jours s'écoulèrent en déclinant le rythme des saisons. Les soirées s'allongèrent au profit de nos conversations qui s'enrichissaient à chaque fois d'un soupçon de confiance. Mais rien n'était gagné avec Marc. A tout moment notre amitié naissante pouvait se rompre. J'éprouvais le sentiment désagréable de pouvoir le perdre n'importe quand. Notre rituel était maintenant bien établi. Marc fuyait la classe furtivement. Il m'attendait derrière l'église, au départ du chemin. Là, je le retrouvais et nous bavardions longuement en suivant les lacets de la route.

Vers la fin de l'année scolaire, un événement vint occuper mes soirées. La communion solennelle. Avec tous les enfants de mon âge, je participais à la préparation de notre communion. J'y retrouvais Cricri et tous les garçons de ma classe, à l'exception, évidemment, de Marc. Deux soirs par semaine, après la classe, je me rendais au presbytère pendant que Marc s'en retournait chez lui, plus seul que jamais. Dans un sens, son absence ne m'étonnait guère. Marc n'avait pas sa place parmi les enfants du village. Un soir, au détour du chemin, je lui demandai sur un ton ingénu :

Marc, pourquoi ne vas-tu pas au catéchisme ? Tu ne crois pas en Dieu ?

Tu y crois, toi ? me répondit-il abruptement.

Heu. Je pense que oui. Enfin, je ne sais pas.

Alors, pourquoi y vas-tu toi au catéchisme dans ces conditions ?

Parce que je crois un peu quand même. Alors...

Alors, quoi ? Tu assures tes arrières. C'est ça ? On ne sait jamais. Ca ne coûte rien de croire un peu et ça peut rapporter une place au paradis. Alors que les mécréants, eux, ils sont certains d'avoir tout perdu d'avance. C'est ça que tu te dis, hein ?

En somme, tu ne crois pas en Dieu. Lui dis-je en ignorant sa question.

Non. Répliqua-t-il sèchement.

Et pourquoi ?

Parce que mes parents sont cocos ! Ca te convient ?

Coco ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Communiste, imbécile.

Ah ! M'exclamai-je discrètement. Ca c'est sûr. Les communistes, ça ne croit pas en Dieu. Alors, tu es communiste toi aussi ?

Non. Répondit-il encore plus sèchement.

Donc, si je comprends bien, tu ne crois pas en Dieu parce que tes parents n'y croient pas.

Il s'arrêta net et me lança un regard furibond. J'avais mis en évidence l'incohérence de son raisonnement et cela l'avait irrité. C'est, je crois, à cette occasion que je découvris une facette importante de sa personnalité : l'orgueil. Jusqu'à ce jour, je n'avais jamais osé le défier. D'ailleurs, je n'avais pas engagé cette conversation avec une volonté de défiance. Simplement, la logique du discours m'avait amené à cette conclusion. Avec une voix hachée, presque mécanique, il s'expliqua.

Bon. Je vais te dire pourquoi je suis athée. Parce que Dieu n'existe pas, ou bien s'il existe, il ne sert à rien ! Donc je ne vois pas l'intérêt de croire en quelque chose d'inutile. Je n'ai pas de temps à perdre en bêtises de ce genre. Voilà, c'est tout !

Qu'est-ce qui te fait penser qu'il n'existe pas ? Tu as des preuves ?

Et toi, tu as des preuves qu'il existe ? En fait, si tu veux des preuves, hé bien j'en ai. Il y a quelques années, quand nous habitions encore à Clermont, mon grand-père paternel est mort. Je l'aimais beaucoup. C'est la personne la plus gentille que j'ai connue. J'ai prié toute une nuit pour que le Bon Dieu lui laisse un petit sursis. Juste quelques années de plus, pour qu'il s'éteigne lentement et que je puisse profiter encore un peu de lui. Mais le lendemain, le cancer avait achevé son travail. Ses intestins ont pété comme une outre pleine de sang. Il hurlait de douleur. Il a fini par s'étouffer de son propre sang. C'était horrible à voir. J'ai eu la preuve que Dieu n'existait pas. Tu comprends maintenant ce que je veux dire ?

Je restai silencieux, à court d'arguments. Je me rappelai avoir objecté, lors d'un cours de catéchisme, que Dieu ne montrait pas beaucoup sa bonté en laissant mourir de faim les enfants au Biafra. Le curé avait eu une réponse intelligente pleine d'astuces et de bon sens qui avait apaisé mes doutes. Il m'avait parlé de miséricorde et de Rédemption; des mots difficiles et confus. A présent, le sens de ses paroles m'échappait. Pourtant, sa démonstration avait suivi une logique rigoureuse et certainement sans faille. Mais la logique était impotente face à la cruauté complaisante des faits. C'est cela : la religion apportait des mots là où il fallait des actes. Et Dieu, lui, ne résonnait plus que comme un mot vide de sens, parce que loin des préoccupations humaines. Marc avait peut-être raison. Que nous importe d'avoir un Dieu s'il reste indifférent à la souffrance des hommes. J'allais l'approuver, abonder dans son sens quand il ajouta, sur ton sarcastique.

Et puis ce Bon Dieu, il ne m'intéresse pas. Je n'ai rien à lui dire, alors qu'il me fiche la paix. Et tous les bons chrétiens avec ! Qu'ils croient à ce que bon leur semble, mais qu'ils me laissent tranquille. Je ne leur ai rien demandé !

Et il se referma pour le restant de notre trajet. Ce soir-là m'apporta une grande découverte qui se confirma par la suite : Marc n'était pas véritablement athée. En vérité, il n'aimait pas Dieu, pas plus que l'humanité. Il le détestait d'autant plus qu'Il avait fait l'homme à son image. Cela, il ne lui pardonnerait jamais ! Au moment où nos deux chemins se séparèrent, il rompit de façon inattendue son mutisme et me dit avec un sourire plein d'ironie :

Je voulais te dire que mon grand-père paternel, je ne l'ai jamais connu. Il est mort pendant la dernière guerre. Salut.

Cette révélation me laissa bouche bée. Il m'avait menti. Il avait joué avec ma sensibilité et je m'étais laissé prendre à son piège. Je jurai de ne plus me laisser avoir et entrai chez moi en bougonnant.”