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Je me réveillais en sursaut, le front couvert de sueur. Elle perlait à grosses gouttes à la naissance de mon cuir chevelu. La pluie crépitait contre les vitres à la cadence des rafales de vent. Une lumière glauque filtrait à travers les persiennes et répandait de pâles reflets sur les murs de ma chambre. Le jour se relevait difficilement de cette nuit d'hiver. Il n'invitait guère à l'éveil du corps ni à l'enthousiasme de l'âme. La masse sombre de mon armoire s'était habillée de formes fantastiques. Il me fallut plusieurs minutes avant de rassembler les éléments de réalité qui m'entouraient. La nuit m'avait légué des émotions étranges et confuses, comme un lourd malaise qui pesait dans chacune de mes pensées et dont je ne parvenais pas à me libérer. Les pneus d'une voiture crissèrent dans la rue en contrebas. Je trésaillis. Un bref instant, je crus revivre l'horrible scène qui avait fait basculer mon existence et celle de Marc.

Je me remémorai alors quelques bribes d'images fugitives arrachées à mes rêves. Elles se projetaient en lambeaux sur l'écran de ma conscience et s'évaporaient presque aussitôt dans les recoins de ma mémoire, insaisissables. Je n'insistai pas, trop certain d'y retrouver les stigmates d'un cauchemar. Finalement, décidé à briser le filet de la nuit, je me levai en un bond hors du lit. Où pouvais-je trouver un atome de courage pour affronter cette morne journée ? La veille, j'avais laissé Marc aux prises avec son cynisme et un inspecteur de police en proie à son ignorance.

L'après-midi, je retournai à l'hôpital. La dernière séance m'avait laissé un goût amer. Je ne pouvais accepter l'idée que Marc ne me reconnaissait plus, que tant d'années avaient pu être si facilement anéanties, balayées. L'amitié est un partage qui ne supporte pas la solitude. Or je me retrouvai seul, la mémoire chargée de souvenirs veufs. Marc était devenu une autre personne, étrangère à notre amitié. Il souffrait de renaître à quarante ans, dépossédé d'une moitié de vie vécue pour rien. Quant à moi, je souffrais d'avoir perdu un ami, car le Marc de mes souvenirs était mort. Il ne restait plus qu'un homme désespéré contemplant avec cynisme le néant de son existence. J'étais le seul à pouvoir retisser ce lien étroit qui nous avait unis maintes fois. Je savais Marc indulgent à mon égard. Malgré ses coups de gueule intempestifs, il tempérait ses emportements par amitié. A présent cet écran avait disparu, nous laissant à la merci de ses excès. Il pouvait nous démolir tous les deux.

Ce fut donc avec un front soucieux que je pénétrai dans sa chambre. A mon grand désarroi, il m'accueillit avec un formidable sourire. Je reconnaissais ce sourire. C'était celui de la défiance.

Tu en fais une tête. Me dit-il à brûle-pourpoint. Te serais-tu soudain remémoré une vacherie que je t'ai faite jadis, à l'époque où je me souvenais que tu étais mon ami ? Ne t'en fais pas mon vieux ! Les souvenirs, ça va, ça vient. Quand on les perd, on ne se rappelle même plus en avoir eu un jour. Mais heureusement, il existe les journaux ! Regarde un peu celui-là.

Il me tendit un journal froissé qui avait dû passer dans bien des mains. Je jetai un coup d'oeil rapide sur les grands titres mais rien n'attira mon attention, sinon la date vieille d'une semaine.

Je ne vois rien. Lui répondis-je.

Mais si, regarde bien en bas à droite, sous la photo.

Je découvris alors un entrefilet qui disait en gros ceci :

“Marc Perrot, le magnat de la presse, victime d'un mystérieux accident. Hier, vers une heure du matin, Marc Perrot a été renversé par une voiture alors qu'il sortait du club privé "l'Echiquier" sur la rue Pergolèse dans le douzième arrondissement. Le véhicule a pris la fuite laissant le célèbre homme d'affaire grièvement blessé sur la chaussée. Il a été transporté d'urgence à l'hôpital. Aujourd'hui, il se trouvait toujours dans le coma. Selon son médecin, ses jours ne seraient toutefois pas en danger. La police n'a pas encore identifié les fuyards. Les enquêteurs n'excluent pas la possibilité d'un acte criminel.”

Alors, que penses-tu de cela ? Me demanda-t-il avec un air satisfait. Je me suis réveillé ce matin et j'ai appris, presque par inadvertance, que je suis un magnat de la presse ! Etonnant, non ? Je suis donc riche et puissant. Je trouve l'idée plutôt séduisante et, ma foi, très amusante. Pas toi ? Ah, c'est vrai, j'oubliais que tu le savais déjà ! Parle-moi un peu de mon empire, de mes pouvoirs, de mon influence, de ma fortune...

Il tendait le cou vers l'avant, le plus que lui permettait son armure de plâtre.

Par quoi veux-tu que je commence au juste ? Lui demandai-je sans trop d'enthousiasme.

Disons par le début, cela me semble plus rationnel mais je te laisse le soin de décider. C'est toi qui connais ma vie. Pas moi.

Bon. Très bien. Répondis-je. Je n'ai pas connaissance de tous les détails. Je ne connais de ta vie que ce que tu voulais m'en dire. Je crois que tout à commencer le jour où tu es rentré au Quotidien de Paris. Tu avais vingt-cinq ou vingt-six ans. Tu as débuté au bas de l'échelle comme livreur de journaux...

Qu'est-ce que je faisais avant ? Me coupa-t-il sans ménagement.

Avant ? Des petits boulots, par-ci, par-là. Tu changeais souvent; tous les six mois. Parfois moins.

Mais quel genre de "petits boulots". Il avait insisté sur les deux derniers mots pour bien marquer son impatience.

Je ne sais plus très bien. Tu changeais si souvent. Je me souviens de la visite de Paris que tu m'avais offerte gratuitement quand tu étais chauffeur de taxi. Tu avais dû abandonner cette profession parce que tu avais insulté plusieurs clients. Un jour, je t'ai rencontré dans un port en Normandie. Tu étais docker. Tu as été à plusieurs reprises manutentionnaire dans des entrepôts en banlieue et dans le douzième arrondissement, à la gare de Lyon. Et puis tu as travaillé quelques temps comme éboueur de la Ville de Paris. Je me rappelle, tu déclamais tout haut des poèmes de Baudelaire ou de Verlaine en vidant les poubelles dans la benne. Tu y ajoutais quelques touches personnelles appropriées aux circonstances. Tes collègues te prenaient pour un excentrique, un original un peu cinglé mais bon enfant. Jusqu'au jour où tu as refusé de te joindre à la grève. Ca s'est terminé par une rixe. Le syndicat a fini par réussir à te faire virer.

Innocente victime des méchants syndicats. Tu es en train de me raconter l'histoire d'un prolétaire exemplaire, soucieux de défendre les intérêts de son patron. La vérité est bien étrange ! Mais reviens-en à notre propos.

Ses yeux flamboyaient, comme deux minuscules hublots s'ouvrant sur la fournaise de ses émotions. L'évocation de ces quelques souvenirs cocasses m'avait réconforté. Je repris donc calmement.

Oui. Je disais que tu étais rentré comme livreur. Tu n'as pas occupé ce poste longtemps, en vérité. Tu as commencé à fréquenter un journaliste, un certain Jean-Michel d'Ancely.

J'avais donc au moins deux amis. Quelle foule ! Je possédais donc, à ma grande surprise, une âme sociable. Que lui trouvais-je donc de si intéressant à ce gars-là pour oser tromper effrontément ton amitié ? Demanda-t-il ironiquement.

Je ne sais pas très bien au juste sinon que vous n'êtes pas restés amis bien longtemps, à supposer que vous le fûtes un jour ! Mais attends, j'y arrive. Je crois qu'il y avait en ce d'Ancely quelque chose de malsain qui t'attirait. Tu te délectais à me raconter ses hypocrisies, ses coups bas, l'aisance avec laquelle il traçait son chemin au mépris des autres, sans scrupules... Ceci étant dit, ce type, donc, te proposa d'entrer dans son équipe de reporters. Il était rédacteur en chef adjoint, ou quelque chose comme ça. Tu acceptas.

Marc avait trouvé la proposition séduisante. Il ne voyait pas dans sa promotion de journaliste une possibilité d'ascension sociale mais plutôt l'opportunité d'exprimer sa haine, de vider son fiel. Cela, je me gardai bien de lui en parler. Il participa à des reportages fracassants qui mirent en vedettes quelques images de la misère. Il fabriquait du sensationnel à partir de la détresse, révélant sans détours ni pudeur la cruelle réalité humaine. Il se réjouissait de traquer les injustices, sans les dénoncer toutefois, pour le simple plaisir de montrer au grand jour ce que les gens refusaient de voir en face. Le style de Marc plut tout de suite à la rédaction. Très vite il fut chargé d'une équipe puis, d'une rubrique tout entière. Son ami des premiers jours, Jean-Michel d'Ancely, réalisa, à ses dépens, la menace qu'il représentait pour lui. Ses relations avec Marc se transformèrent au fil des mois en méfiance puis, en compétition pour se terminer en haine. Finalement, en moins de deux ans, Marc le remplaça dans son fauteuil de rédacteur en chef adjoint. Sa montée semblait irrésistible. Aucun obstacle ne l'arrêtait.

Marc m'interrompit et dit, sur un ton dubitatif.

Je devais être une sacrée petite canaille. Pourrais-tu me donner plus de détails. C'est important je crois. Je dois savoir quelle espèce de salopard j'ai pu être dans le passé. N'oublie pas que je dois ressembler à ce que fus; mon entourage ne comprendrait pas.

Pourquoi penses-tu que tu étais un salopard ? Tu avais beaucoup de talent et tu voulais réussir, voilà tout !

Réussir ! J'ai beaucoup de peine à croire que je fus ce genre de crétin, assoiffé de notoriété et d'honneurs. ! Etais-je vraiment ainsi ? Me demanda-t-il sur un ton presque implorant.

Quelle était la part de comédie et la part de vérité dans son discours ? Malgré les nombreuses années qui nous avaient liés, il m'arrivait parfois de douter de sa bonne foi, ou bien, à l'inverse, je me laissais amadouer par quelques regards pitoyables qui cachaient un jeu plus subtil. S'amusant avec les sentiments extrèmes, Marc pouvait passer du Diable au bon Dieu en l'espace de quelques mots. C'était là un don qu'il utilisait sans scrupules pour désarçonner ses adversaires. Et même moi, son ami, j'en avais été maintes fois victime. Aussi, analysai-je furtivement l'expression de son visage avant de répondre.

En vérité non, du moins je ne le crois pas. Répondis-je. Tu recherchais un réconfort intérieur plutôt qu'une reconnaissance publique.

Réponse subtile, Stéphane, presque sibylline. Mais après tout la question n'est pas là. Dis-moi, quel genre d'article écrivais-je ?

Hum ! Laisse-moi réfléchir. Ah ! Oui. L'un de tes plus beaux succès avait été un reportage sur les prostituées de Paris et les sévices dont elles étaient victimes de la part de la Police. Tu avais enquêté dans des commissariats où l'éthique professionnelle n'était plus qu'un lointain souvenir...

Encore des amnésiques. Ajouta-t-il avec un sourire narquois.

L'affaire fit beaucoup de bruit. Elle provoqua même un scandale. Les syndicats de policiers protestèrent; certains violemment. Une nuit, une bande de types masqués t'ont agressé, te laissant sur le pavé avec le nez et deux ou trois côtes cassées. On n'identifia jamais les coupables mais tout le monde savait de qui il s'agissait.

Mais Marc ne se laissa pas ébranlé par cet incident. Bien au contraire. Il y puisa une opiniâtreté qui fit l'admiration de ses supérieurs à l'exception de Jean-Michel d'Ancely, bien sûr et déconcerta un peu plus ses adversaires. Le rang de ses adversaires grossissait d'ailleurs de jours en jours, à la cadence de ses succès. Cette affaire marqua une étape décisive dans le cheminement de sa jeune carrière. Jean-Michel d'Ancely commençait à pressentir les dangers que Marc représentait pour sa propre survie dans le journal. Aussi, il ne chercha pas à le soutenir quand l'affaire tourna au scandale. Il le désavoua même. Cette attitude ne lui porta pas chance. D'Ancely n'avait pas bien mesuré combien la direction avait apprécié le travail de Marc et son arme se retourna contre lui. Peu de temps plus tard il fut limogé et Marc occupait son poste.

Tu avais aussi lancé une série de reportages sur les conditions de vie misérables des personnes âgées à Paris. Cette misère, tu l'étalais avec complaisance. Tu montrais comment des propriétaires respectables jetaient à la rue des vieillards pour y loger à la place leurs propres enfants en mal d'indépendance. Ou bien tu racontais comment des familles entières se liguaient contre leurs parents pour leur extorquer leur logement. Les vieillards finissaient dans des maisons de retraite “où ils étaient bien plus heureux, entourés par des personnes de leur âge”. Toutes ces injustices au quotidien répondaient à une logique sociale inébranlable. Tu t'amusais à la disséquer dans ses moindres détails. Finalement, le lecteur concluait que “c'était bien triste mais que c'était dans l'ordre des choses”. Tu parvenais à accuser tout le monde sans que personne ne se sentît coupable. Chacun pouvait se rassurer derrière une bonne raison. Et en dernier lieu, les responsabilités incombaient aux pouvoirs publics, c'est-à-dire une façade impersonnelle de la société, une façon de dire tout le monde sans nommer personne, le vrai visage de l'hypocrisie ! Un jour, tu m'avouas : “tout le monde y trouve son compte. La gauche, matière à critiques. La droite, le réconfort en des valeurs sociales solides. Les chrétiens, des sujets à la mortification. Et les athées, des piliers à leur morale laïque”.

J'étais un Robin des bois des temps modernes, en quelques sortes ! s'exclama-t-il, non sans ironie.

Non. En vérité, non, car tu ne prenais pas parti. Tu te contentais de décrire la réalité dans toute son horreur, sans y proposer le moindre remède. Cette attitude était un sujet de débats incessants entre nous deux. Je n'arrivais pas comprendre comment tu pouvais rester indifférent face à tout cela, sans compassion, sans révolte. Tu me répondais que les poubelles de l'humanité ne te concernaient pas, qu'elles n'étaient que le juste revers de la médaille. Tu aimais dire “Qu'il n'y a pas plus de bien que de mal, pas plus d'injustice que de justice, pas de malheur que de bonheur, pas plus de misère que de fortune mais qu'il n'y a que des hommes, qui se comportent comme des hommes, comme ils le font depuis la nuit des temps”.

Marc éclata de rire puis, il ajouta.

J'ai vraiment dit cela ? Mais sais-tu que cet homme que tu me décris me plaît beaucoup.

Mais ton caractère, disons, atypique, finit par déranger la direction. Un directeur aime avoir des subordonnés qui partagent ses points de vue, à défaut d'être totalement dociles. Il se heurte éternellement au même dilemme. D'un côté, il veut s'entourer de gens de poigne à qui il peut déléguer une partie de son pouvoir et de l'autre il ne veut pas prendre le risque d'être détrôné par l'un de ses lieutenants. Tes supérieurs ont eu peur, peur de perdre leur poste comme c'était arrivé à Jean-Michel d'Ancely. Pourtant, leurs craintes n'étaient pas fondées. Tu ne te souciais guère, à cette époque, de ton ascension. Mais eux ne le savaient pas. Je pense que tu les effrayais parce qu'ils ne te comprenaient pas. En quelques sortes, tu leur échappais, et cela ils ne pouvaient le supporter. Dans un microcosme où chaque geste doit être interprété au travers des ambitions personnelles de chacun, ton attitude insaisissable était traduite comme un défi. Comme des fauves se sentant en danger, ils commencèrent à contre-attaquer. Discrètement, ils te préparèrent des pièges, des embûches. Au début, tu ne remarquas rien, sinon une sorte de rigidité inhabituelle. Tu devais te battre davantage pour faire accepter tes idées. L'un de tes projets fut même carrément rejeté. Jusqu'au jour où, pensant le moment venu, ils jetèrent leurs filets sur toi, révélant alors leurs véritables intentions. Tu avais enquêté sur les aventures extra-conjugales d'un ministre, un nommé... je ne me souviens de son nom. Ton article sentait le souffre. Il révélait qu'il avait de nombreuses maîtresses, qu'il fréquentait même des milieux homosexuels. Bref, c'était une bombe. Les autres le savaient mais donnèrent leur feu vert en se frottant les mains. Et la bombe explosa, dans l'édition du lendemain. L'affaire fit un bruit retentissant. Mais ce qui aggrava ton cas fut le suicide du ministre en question. Tout le monde politique protesta contre les pratiques immorales de la presse à sensation. On te montra du doigt. Tu compris alors que l'on t'avait tendu un hameçon et que tu avais allègrement mordu dans l'appât. Tu compris que l'enjeu n'était autre que le pouvoir. Et cette idée t'amusa beaucoup. Tu réalisas à ce moment précis, je crois, ce que représentait le pouvoir.

Oui, le pouvoir. Posséder les gens, leur destinée, voilà qui doit être fascinant. Je suis heureux de savoir que j'appartenais donc à cette classe d'individus qui refusent de laisser leur vie aux mains des autres. Aimes-tu le pouvoir toi, Stéphane ?

Il fit volte-face d'un mouvement brusque de la tête comme s'il ne voulait pas me laisser le temps de réfléchir à ma réponse. Je répondis calmement.

Je n'en ai jamais beaucoup eu et je ne cherche pas non plus à m'en emparer. Je crois que le pouvoir est souvent une affaire psychologique. Certains ont un besoin insatiable de soumettre la destinée de leurs semblables à leur volonté. Je n'éprouve pas ce besoin-là. Dans un sens je m'en sens d'autant plus libre !

Libre ! Libre de plier, de t'agenouiller et d'accepter ce que l'on te dicte, oui ! Mais regarde donc un peu autour de toi. Qu'est-ce que tu représentes face aux gouvernants ? Un numéro d'INSEE, une composante infinitésimale d'un peuple qui n'existe que par des statistiques. Tu ressembles à tous ces gens qui cachent derrière de belles idées leur incapacité à se prendre en charge. Vous refusez d'admettre votre condition de mouton. Libre ! Mais du jour au lendemain, mon pauvre Stéphane, tes belles certitudes peuvent être renversée par un petit dictateur qui aura changé les règles du jeu. Et tu verras, tu seras bien obligé de t'y plier !

Je ne partage pas ce point de vue, Marc. Tu oublies qu'un peuple à la différence d'un troupeau peut se rebiffer contre son maître. L'histoire en a été de multiples fois le témoin. Les tenants du soit disant pouvoir ont alors été balayés sans laisser de traces bien tangibles de leur prétendue puissance.

Il éclata d'un rire sarcastique puis, il me foudroya d'un regard aiguisé comme celui d'un rapace et il ajouta sur un ton sec et cassant.

L'histoire de l'humanité est un immonde charnier. Combien d'hommes, combien de femmes et d'enfants ont succombé sous la torture, la douleur ou plus simplement sous l'indifférence des canons. Derrière ces morts se profilent toujours les ambitions démesurées de quelques-uns, d'une poignées de chefs, de Césars, de rois, d'empereurs, de présidents, d'industriels pansus, de Fürher, de Duce, de guides de la révolution et de petits pères des peuples... tous inutiles. Le prix du pouvoir se compte en cimetières. De tous temps, l'histoire a fabriqué des hommes pour écraser d'autres hommes. Ecraser ou être écrasé résonne comme un lugubre écho à l'éternelle “être ou ne pas être”. La vie ne nous laisse pas d'autres choix. Quant à la démocratie, ce n'est qu'une farce grotesque quand les leviers économiques sont détenus sans partage par une minorité. Moi, j'ai décidé de choisir ma destinée. Je n'ai pas l'âme d'un pion que l'on balaye du revers de la manche quand il n'est plus utile. Je veux être de ceux qui jouent la partie; la grande partie du pouvoir !

Il s'était tout à coup emporté dans un accès de pessimisme noir. Il refusait toujours d'entrevoir une quelconque issue heureuse à l'existence. L'homme était condamné à reconnaître sa condition. Cette partie-là était à ses yeux perdue d'avance. Alors, il fallait composer avec la fatalité et tenter de s'en sortir le mieux que l'on pouvait, sans scrupules et sans pitié pour les autres. Cette conception qu'il avait de la vie, je l'avais combattue maintes fois sans grands succès. Il se réfugiait toujours, en dernier recours, derrière le spectacle absurde d'une humanité qui n'a cessé et ne cesse de s'entre-déchirer. Il m'était alors difficile de le contredire, car les faits abondaient dans son sens. Ce jour-là j'étais las de confronter une fois de plus mes idées avec les siennes. Je ne voulais pas par ailleurs envenimer notre conversation. Ce sujet avait constitué entre nous une éternelle pomme de discorde. Il me fallait trouver un moyen de nous en éloigner le plus rapidement possible, sans quoi je risquais de mettre en péril la relative sérénité de notre rencontre. Mais, à ma plus grande surprise le visage de Marc changea d'expression. Il me dit sur un ton conciliant :

Mais revenons-en à notre propos. Comment ai-je réussi à devenir ce que je suis après ce premier revers ?

Oui, bien sûr, ce fut tout d'abord perçu comme un revers. Mais tu y puisas un tel ressentiment que cette défaite devint l'instrument de ta victoire. En fait, tu compris que, dans cet univers de requins, le pouvoir ne pouvait être partagé; qu'il n'y avait pas de place pour les salariés. Tu entrepris alors de conquérir ton propre domaine. Tu savais le monde de la presse atteint d'un mal endémique qui ne laissait guère d'opportunités. Tu te dirigeas donc vers l'audio-visuel, un secteur encore vierge, où tout restait à faire et de surcroit très prometteur. Tu montas, avec l'aide de banques, une agence de reportages pour la télévision. Ton affaire démarra sur les chapeaux de roue. Ton succès surprit tout le monde, et toi le premier, je crois. Très vite, tes activités prirent de l'expansion. Une fois tes capacités financières assurées, tu te lanças à l'assaut de ton domaine de prédilection : la presse écrite. Et c'est ainsi que, en achetant un quotidien par-ci, un autre par là, tu devins ce que tu es aujourd'hui.

En somme, je me suis vengé de mes détracteurs, n'est-ce pas ? Ajouta-t-il sur un ton triomphant.

Venger n'est peut-être pas le mot exact. Répondis-je.

Pourquoi se cacher la vérité, se voiler la face ? La vengeance est, après tout, l'un des sentiments les plus fondamentaux de la nature humaine. Il est ancré au plus profond de nos êtres.