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Au moment où je regagnai ma voiture, une femme m'aborda. Je ne pouvais déterminer d'où elle était arrivée, car je ne l'avais pas aperçue quand j'étais sorti de l'hôpital. Elle était grande et élancée. Une longue chevelure blonde coulait sur ses épaules. Elle portait un manteau de fourrure suffisamment court pour laisser apparaître ses jambes; des jambes fines et galbées. Elles luisaient sous des bas résille noirs. Les traits de son visage étaient charmants. Malheureusement, un excès de rouge à lèvre venait gâcher la sensualité de sa bouche.

Excusez-moi. Me dit-elle. Vous êtes bien Monsieur Gauthier. Stéphane Gauthier, l'ami de Marc ?

J'acquiesçai, un peu étonné. Je n'avais jamais rencontré cette femme.

Marc m'a si souvent parlé de vous que je ne pouvais me tromper. Je vous ai reconnu tout de suite.

Devant mon air interrogateur, elle ajouta furtivement.

Oh ! Je ne me suis pas présentée. Je suis une amie de Marc, enfin presque. Je vais tout vous expliquer.

Une amie de Marc ! Cette nouvelle me surprit encore davantage. Elle poursuivit.

J'étais venue lui rendre visite mais je n'ose pas entrer. Cela pourrait le compromettre. Et puis de toutes façons, personne n'est autorisé à lui parler, excepté vous. Alors, je voulais vous voir pour vous demander comment il va.

Elle parlait rapidement, sur un rythme un peu saccadé en laissant la fin de ses phrases en suspens comme si elle les achevait mentalement. Cela donnait à sa voix des accents désenchantés, voire même désincarnés. Pourtant, dans sa manière de me fixer, je décelai une détermination solide, une volonté de fer.

Il va bien, lui rétorquai-je. Mais il est totalement amnésique.

Oui, cela je le savais déjà, dit-elle sur un ton qui m'invitait à plus de loquacité.

Il n'a pas changé, malgré l'amnésie. Toujours le même cynisme. Physiquement, il n'a subi que quelques fractures finalement bénignes. Il est en voie de rétablissement. Mais d'où le connaissez-vous ?

Elle me dévisagea sans me répondre tout de suite. Peut-être cherchait-elle ses mots, la bonne façon d'exprimer les choses. Ou peut-être mesurait-elle l'intérêt que je portais pour elle : sollicitude ou simple curiosité. En vérité, ma question avait été motivée par les deux. Je ne pouvais manquer d'être curieux à l'endroit de cette femme qui s'était, sans détour, présentée comme une amie de Marc. D'autre part, si elle disait vrai, une sorte de sympathie me liait à elle comme une solidarité envers le malheur qui frappait notre ami commun. Enfin, elle me dit, en lapidant ses mots.

Je suis une prostituée. Marc était l'un de mes plus fidèles clients.

Puis, après avoir repris son souffle, elle ajouta sur le même ton désabusé.

Je pense qu'il ne m'aime pas mais à force de s'envoyer en l'air avec la même pute, on finit par créer des liens qui dépassent la simple transaction commerciale. Vous comprenez ? Voilà la nature de notre amitié...

Elle avait détourné le regard en prononçant sa dernière phrase. Elle fixait l'horizon au loin, noyé dans la masse grisâtre des nuages. J'appartiens à cette engeance bien pensante qui invente des théories sur tout et qui croit remplacer l'expérience par des idées. Pour moi la prostitution était une composante nécessaire de notre société, un exutoire à la sexualité refoulée. En marge de la société bourgeoise, les prostituées avaient leur place dans le tissu social, comme un ouvrier, un cadre ou un agriculteur. En d'autres mots, elles n'étaient que des idées que ma vie n'avait jamais rencontrées. Mes belles théories humanistes ne m'étaient d'aucun secours et je me trouvai pris au dépourvu devant une réalité que j'avais stérilisée, vidée de son contenu charnel, son contenu humain ! Mais en fait, cette rencontre ne m'était pas étrangère. Je me souvins en un éclair d'un événement dont Marc avait été responsable. Le rappel de ce souvenir aggrava mon trouble. Mais mon interlocutrice fit mine de ne pas le remarquer. Elle me dit amicalement, avec quelques notes maternelles.

Parlez-moi un peu de vous. J'ai pu vous reconnaître et pourtant, je ne vous connais pas. Toutes ces années d'amitié avec Marc ont dû laisser des marques en vous. En somme, il y a un peu de lui en vous.

Elle m'entraîna sur le parking de l'hôpital. La pointe de ses talons aiguille claquait contre l'asphalte avec un petit son aigu.

Vous savez, lui répondis-je, ma vie n'a rien d'exaltant comparativement à celle de Marc. Je suis un prof d'histoire. J'ai passé la moitié de ma vie dans les bouquins à essayer de comprendre ce qui pouvait se passer dans le cerveau d'un viking. Rien de passionnant pour les profanes. Non, Marc représentait mes seules surprises. Il m'étonnait toujours par ses éclats, ses coups de gueule, son caractère turbulent, sa vie, quoi !

Vous êtes marié. Me demanda-t-elle de sa voix furtive.

Non. Je ne le suis pas.

Hum, je m'en doutais ! Rétorqua-t-elle triomphalement. Mais y a-t-il des femmes dans votre vie ?

Oui, bien sûr. L'histoire n'est pas un monastère ! Elles rentrent dans ma vie, elles y restent quelques temps puis repartent. Elles y laissent parfois des blessures mais, à la différence de la peau, les sentiments apprennent à cicatriser plus vite avec l'âge. Vous savez, je vis dans un milieu d'intellectuels qui ont remplacé la réalité par une idée de cette réalité. Alors, les actes francs et tranchés, comme le mariage ou même un engagement avec une femme, nous effraient, car ils risquent d'échapper à la raison. Nous aimons nous entourer de phrases mais nous évitons les sentiments. Mais je divague. Je dois vous ennuyer avec mes états d'âme.

Pourquoi pensez-vous cela ? Marc m'a toujours dit que vous étiez sa raison. Il aimait répéter que vous étiez, excusez-moi d'employer ses propres mots, "une tronche de premier de classe avec des idées à la con et une grande âme". Mais voilà que j'évoque Marc au passé, comme s'il était mort.

Elle fit brusquement volte-face et me lança un regard intense.

Je ne peux m'empêcher de croire que quelque chose s'est brisé dans la vie de Marc. Même s'il retrouve sa mémoire, il sortira de cette épreuve différent de ce qu'il était. Je ne voudrais pas le perdre.

Vous l'aimez donc tant que ça ? lui demandai-je.

Qui vous parle d'amour. Une putain ça n'est pas fait pour aimer. Il a seulement des qualités que m'envieraient bien des femmes !

Ah oui ? répondis-je d'un air distrait.

Mais je ne vais pas vous accabler de ce genre de détails. Vos idées sont larges mais les théories ont des limites qui s'appellent la morale, n'est-ce pas ? J'ai bien remarqué votre trouble tout à l'heure quand je vous ai avoué ma... disons... profession particulière. Je ne vous blâme pas, rassurez-vous.

Oui, vous avez raison. Dans les couloirs de la Sorbonne on ne croise pas de prostituées.

A cette remarque elle sourit.

Mais à vrai dire, il y a autre chose. Ajoutai-je. J'ai vécu une aventure déplaisante dont Marc était l'instigateur. Il y a de cela vingt ans au moins. J'avais retrouvé Marc par hasard dans un restaurant parisien. Nous ne nous étions pas revus depuis notre rencontre dans un port de Normandie, deux ans auparavant. Notre amitié a connu quelques interruptions comme celle-ci, que des retrouvailles fortuites faisaient oublier. Il s'était installé à Paris depuis une année déjà. Il vivait de petits boulots. Rien de fixe, ni de très clair ! Je me souviens que nous étions tous deux très heureux de nous revoir. Si vous n'avez jamais vu Marc heureux, vous avez manqué quelque chose. Il avait abandonné l'espace d'une soirée son cynisme habituel. Il m'avait accueilli avec une chaleur que je n'oublierai jamais. Je crois que le souvenir de cette soirée a contribué à surmonter bien des tensions entre nous deux, quand parfois, notre amitié craquait, se lézardait. Mais je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout cela.

"Continuez, s'il vous plaît" me pria-t-elle. Je poursuivis.

A cette époque, je traversais une période difficile de ma vie. Je doutais beaucoup de l'avenir que m'offraient mes études d'histoire. De plus, j'avais quitté quelques mois auparavant une fille à laquelle j'étais très attaché. Disons plutôt qu'elle m'avait quitté, ce serait plus exact. Je fis part de mes déboires à Marc. Il en parut affecté. Il me promit de m'aider, de faire quelque chose pour moi. Je me souviens encore de ses paroles comme si elles dataient d'hier. "Je vais te présenter une fille. Un super canon. Tu verras".

Un bref instant, je fus emparé d'un doute. Pourquoi livrais-je à une inconnue des souvenirs si intimes ? Avais-je seulement le droit de déballer ainsi des événements qui avaient impliqué directement Marc ? Puis, je me dis qu'au point où j'en étais, cela n'avait plus beaucoup d'importance. Je continuai donc en me libérant de mes éternels problèmes de conscience qui m'empoisonnaient l'existence.

Il tint sa promesse. Un soir il m'appela pour me fixer un rendez-vous dans un troquet où il aimait traîner après le travail. A ses côtés une superbe créature m'attendait. Une très belle fille comme les bancs de la fac d'histoire n'en ont jamais compté. Dès que je la vis je sus que Marc me l'avait destinée. Mon sang ne fit qu'un tour. La soirée se déroula merveilleusement bien. Ma crispation du début se dissipa dans l'alcool. Et le temps aidant, je devins très loquace. Quant à la fille, elle me parut gagnée d'avance. Elle avait même tendance à devancer mes assauts. Vers minuit, Marc nous quitta, nous laissant, Karine et moi, face-à-face avec nos désirs. La nuit se termina chez moi, dans mon lit. Une nuit formidable, inoubliable. Je ne savais pas encore ! Nous nous revîmes plusieurs fois dans la même semaine. Cette passion dura plus d'un mois. Parfois, je l'appelais mais son téléphone restait muet, ou bien elle m'expliquait qu'il lui était absolument impossible de passer la nuit avec moi. Elle invoquait des raisons peu cohérentes et même peu crédibles mais j'étais aveuglé par mon désir grandissant. Un soir, après avoir insisté sans succès pour qu'elle vînt me rejoindre, je décidai de me rendre chez elle à l'improviste. Arrivé devant sa porte, je sonnai avec insistance. Quelques instants plus tard, la porte s'entrouvrit. Elle portait un déshabillé en soie qui chatoyait par l'entrebâillement de la porte. Quand elle me reconnut, son visage devint blême. L'espace d'une seconde, je crus y lire l'expression de la déception. Puis, ses yeux s'éclairèrent d'un autre éclat, celui de la colère. Elle sortit en me bousculant et me jeta au visage ces mots terribles. "Mais enfin, imbécile, tu n'as pas compris que je suis payée pour coucher avec toi ? Je suis une pute et je travaille pour Marc. Maintenant fiche le camp, j'ai un client !"

Je m'arrêtai, assailli par un flot d'émotions qui me frappa comme un ras de marée. Je revécus en l'espace d'un éclair ce funeste instant. D'abord, le choc, les coups qu'assènent les mots crus, comme des coups de massue, impitoyables et dénués de toute compassion. Puis, la chute, une chute vertigineuse, l'effondrement intérieur de rêves et de projets. Et enfin la colère vindicative, furieuse, aveugle, irraisonnée. L'évocation de ces souvenirs avait ravivé en moi une blessure, vieille de vingt ans, que je croyais cicatrisée. Les battements de mon coeur résonnaient dans mes tempes. Le ras de marée était passé, laissant dans son sillage des morceaux de sentiments brisés. De la colère qui s'était emparé de moi ce soir-là, il ne restait plus qu'une vilaine tâche sur mon orgueil, minuscule en comparaison du vide immense qui s'en était suivi. Mon interlocutrice restait muette. Je repris le cours de mon récit.

J'étais fou de colère envers Marc. Il s'était amusé avec moi. Il m'avait ridiculisé. Enfin, je me sentais profondément vexé. A cet instant, je ne réalisai pas encore ce que je venais de perdre. Je dévalai les escaliers et courus jusqu'à ma voiture. Je fonçai comme un forcené en direction du troquet où j'avais rencontré Marc. Je pénétrai bruyamment dans le bistrot sans ménager la porte d'entrée. Immanquablement, je l'y trouvai, en compagnie d'une femme. Je m'avançai vers lui d'un pas décidé que rien n'aurait pu arrêter. Il ne pouvait ne pas m'avoir remarqué et pourtant, il m'ignorait, poursuivant sa conversation. Arrivé à sa table je lui déballais brutalement ce que je pensais de lui et de ses façons d'agir. Il me fixait d'un regard neutre, un peu absent. Il semblait se désintéresser de ma colère. Puis, soudain, il me coupa net. Il me dit avec un mélange d'agacement et de déception : “Qu'est-ce que tu crois, Stéphane, que le bonheur est à l'abri du fric. Tu te trompes. On peut tout acheter, même du bon temps. Mais ta morale de bon chrétien athée t'interdit peut-être d'accepter ce genre de vérités. Tu es incapable de profiter du plaisir immédiat. Il te faut des théories et des idées pour jouir de l'existence. Tant pis pour toi. Maintenant, ce que tu me dis ne m'intéresse pas. Il est trop tard. Tu peux aller pleurer ailleurs”. Je compris que rien ne pouvait l'atteindre. Ma colère se dégonfla comme un vulgaire ballon de baudruche et je rentrai seul chez moi, avec un goût amer dans la bouche.

Le ciel s'était assombrit. La journée basculait lentement vers le crépuscule et de gros nuages menaçants arrivaient de loin en loin. Quelques automobiles roulaient avec les phares allumés. Cette lumière se fondait dans la substance du jour sans laisser de traces sur l'asphalte.

Et vous êtes restés amis. Ajouta-t-elle comme une conclusion logique.

Oui. Cela peut vous paraître paradoxal, mais notre amitié n'a pas été ébranlée. J'ai réfléchi très souvent au geste de Marc. Au fil du temps, j'en ai conclu qu'il avait voulu me faire plaisir en m'offrant Karine... mais avec maladresse. Je retournai le revoir quelques jours plus tard, après que ma tempête s'était calmée. Quant à Karine, je finis par l'oublier. Mais depuis je suis devenu méfiant à l'endroit de l'amour. Je suis à l'affût des moindres signes qui pourraient découvrir les véritables motivations qui se cachent derrière les sentiments. Et je préfère rompre avant d'avoir la certitude de les avoir trouvées !

Tout à coup, une averse éclata, comme si le ciel tout entier sortait d'une profonde léthargie. La pluie s'abattait en grosses gouttes. Elles claquaient contre les carrosseries des voitures. Elles ressemblaient à des milliers de sauterelles qui auraient subitement envahi la ville. Nous nous élançâmes en direction du hall d'entrée de l'hôpital. En quelques secondes, nous fûmes trempés. Ses cheveux humides s'étaient collés en mèches anarchiques, lui donnant un air rebelle et passionné très romantique. Les confidences que je venais de livrer à cette femme avaient créé entre nous une complicité subtile. L'espace d'un instant, l'idée incongrue me vint de la saisir et de l'embrasser. Mais la raison fit son travail normalisateur. Je réprimai aussi rapidement qu'il avait germé dans ma tête ce désir impossible. Elle me dévisageait avec un regard un peu étonné. Avait-elle déchiffré la substance de mes pensées ? Ou simplement s'imprégnait-elle des traits de mon visage afin de tenter de les accorder avec les faits que je lui avais racontés ? Je n'aurais su le dire à ce moment précis. Et pour ajouter à mon trouble, elle dit.

J'aimerais beaucoup vous revoir. Oh ! Rassurez-vous. Je voudrais seulement discuter avec vous de Marc. Vous le connaissez depuis si longtemps et si bien. C'est un homme si peu ordinaire et à la fois si tourmenté...

A ces mots une sorte d'affolement s'empara de moi. Sa proposition annonçait la fin de notre rencontre et je ne voulais pas me séparer d'elle si rapidement. Je sentais confusément que j'avais encore des choses à lui dire, à lui demander. Je lui suggérai à brûle-pourpoint de dîner ensemble. Je connaissais un bon restaurant dans le Marais. Je lui expliquai qu'il était encore tôt mais que le temps de se rendre au coeur de la ville au milieu des embouteillages il serait presque l'heure de l'apéritif. Cela nous laisserait le loisir de bavarder encore jusqu'au moment du repas. Je savais mes arguments inutiles, car ses yeux avaient acquiescé tout de suite sans traces d'hésitation, mais je les débitai pour me convaincre moi-même. Un court instant, je m'inquiétai de l'importuner. Sa soirée était-elle vraiment libre ? L'idée qu'elle avait peut-être un rendez-vous avec un client me traversa l'esprit comme une brûlure. Cette perspective m'était insupportable. Elle me ramenait brutalement à la réalité de cette femme. Aussi, chassai-je vivement cette idée de ma tête.

Je lui demandai si elle était venue en voiture. Elle me répondit qu'elle avait préféré le taxi. Je lui proposai donc ma Peugeot. Je m'élançai sous l'averse et courus jusqu'à mon véhicule. Mon coeur battait avec allégresse. J'étais heureux comme un enfant peut l'être à l'idée d'un repas d'anniversaire. Je stationnai ma voiture juste devant le hall d'entrée de l'hôpital. Elle ouvrit la portière et s'assit à côté de moi.

Les premières minutes furent silencieuses, lourdes d'émotions inexprimées. Seul le va-et-vient des essuie-glace remplissait le silence d'un ronronnement rassurant. Je me frayais un chemin difficile au milieu de la marée de voitures. Nous progressions par petits bonds de quelques mètres. Je feignais d'être absorbé par la conduite. Finalement, après avoir suivi les lacets incompréhensibles de la route, nous atteignîmes l'autoroute. Le moment était venu de briser ce silence qui devenait pesant.

Marc ne m'a jamais parlé de vous. Dis-je. Ni même de toute autre femme d'ailleurs. Cette partie de lui m'est inconnue comme s'il voulait préservé un pan entier de sa vie.

Vous n'avez jamais été tenté d'aborder ce sujet avec lui ?

Oui. Plusieurs fois. Mais je ne l'ai jamais fait. Pourquoi ? La seule réponse qui me vient à l'esprit c'est que nos relations avec les femmes n'appartenaient pas à notre amitié. Non pas que le sujet fut tabou. Marc me parlait souvent des femmes. Il en parlait assez vertement, crûment même, sans le détour des métaphores. Mais il n'évoquait jamais les siennes ! Dans ses conversations, les femmes représentaient un concept générique, comme si aucun lien n'existait entre elles et ses propres expériences de la sexualité. Je ne pense pas qu'il éprouvait une quelconque honte, ni même le moindre soupçon de gêne à parler de ce sujet. Je crois plutôt qu'il considérait ses aventures amoureuses comme un domaine qui ne pouvait en aucune façon être partagé avec autrui. Il m'avait dit à plusieurs reprises qu'à ses yeux la sexualité était l'expression même de l'animalité humaine. Il la considérait comme le dernier vestige de nos instincts conservé à l'état presque pur. Cela le fascinait. Il y voyait l'essence des contradictions humaines. Il disait que la sexualité était digne d'intérêt, alors que l'expérience sexuelle individuelle n'apportait rien en soi.

La femme m'écoutait attentivement en me regardant. Tout en parlant, je jetai par moments un coup d'oeil rapide sur elle. Les traits de son visage s'effaçaient à mesure que le jour s'éteignait. Seuls ses yeux brillaient dans la pénombre de la voiture. Je ne saurai dire ce qu'ils exprimaient. Une grande douceur. De la sollicitude peut-être. Mais tout à la fois, une distance que rien n'aurait pu combler. Un désert.

Mais laissons ces considérations théoriques. Dis-je sur un ton plus badin. Je ne sais même pas comment vous vous appelez.

Cécile. Répondit-elle d'une voix douce et un peu lasse.

Elle accentuait toujours la dernière syllabe laissant imaginer à son interlocuteur que d'autres mots allaient suivre. Mais rien n'arrivait. Cela conférait à ses propos une tonalité de dépit, comme si ce qu'elle voulait ajouter ne pouvait intéresser personne. Elle poursuivit sans manifester beaucoup d'enthousiasme.

Je suppose que le moment est venu que je parler de moi.

Non je...

Laissez. Dit-elle en coupant net mes protestations. Après tout, vous m'avez confié quelques moments intimes de votre existence. Il est donc normal que ce soit mon tour à présent. Le problème c'est que je vous ai déjà tout dit, ou presque. Je suis une prostituée. De luxe, certes, mais une prostituée quand même. Ce qui change ce sont les tarifs ! Je ne tiens pas du tout à vous apitoyer sur mon sort. Je l'ai choisi ainsi. Volontairement. Sans contrainte.

Elle marqua un court silence.

J'ai connu Marc il y a cinq ou six ans. Il était un client comme un autre. Il avait contacté mon "agence" et j'avais passé une nuit chez lui. Rien de bien particulier. Apparemment ma prestation lui avait convenu puisqu'il fit de nouveau appel à mes services quelques jours plus tard. Toujours rien d'extraordinaire. Il nous arrive souvent de rencontrer des clients fidèles. Des habitués. Quelque chose me surprit tout de suite, cependant. Il y avait en lui comme une sorte de méfiance envers les femmes, ou plutôt de la défiance,... ou peut-être les deux à la fois. Au fur et à mesure de nos rencontres il semblait se lancer comme un défi à lui-même, une façon de se dire “Je ne peux pas l'aimer. Je paye pour ça”. Je pense qu'il aimait les femmes, le corps des femmes, le plaisir qu'elles lui procuraient. Mais il leur reprochait d'être la femelle de l'homme ! C'est sans doute pour cela qu'il aimait les dominer. Sauvagement parfois. Au début, il me parlait peu ou presque pas. Ses paroles se limitaient à la transaction commerciale. Mais au fil des années, il devint plus bavard ou plutôt... différent. Une relation secrète s'était établie entre nous. Ne croyez pas qu'il s'agît d'amour, d'amitié ou d'affection. Non. Je dirai qu'il s'acharnait à me démontrer qu'il avait raison, que je ne représentais rien à ses yeux sinon un petit plaisir qu'il se payait de temps en temps, au gré de ses caprices. Quant à moi je jouais mon rôle à la perfection. Une putain ça ne doit pas faire de sentimentalisme. J'étais là pour gagner du fric. Et je ne le lui cachais pas.

Cécile s'interrompit un instant. Son regard semblait figé sur une ligne d'horizon imaginaire. Elle laissa échapper un léger soupir. La silhouette de sa poitrine se souleva. Elle poursuivit,. sans détourner les yeux.

Je n'ai jamais su s'il avait d'autres maîtresses. Je pense que oui mais je ne pourrai en témoigner. Comme avec vous, il restait muet sur le reste de sa vie sexuelle. En fait ce n'est pas tout à fait vrai. Il arrivait qu'il invitât une ou deux autres prostituées en même temps que moi. Il agissait ainsi, je crois, pour mieux m'humilier, pour mieux se convaincre que je n'étais qu'un objet sans valeur. Vous me direz que cela pouvait être tout aussi bien dirigé vers les autres femmes. Mais elles étaient à chaque fois différentes et manifestement, il les voyait pour la première fois.

Nous approchions du Marais. Je m'engouffrai dans l'étroite rue des Blancs Manteaux. Des hommes et des femmes attendaient en grelottant devant l'entrée d'un café théâtre. Mes pensées ne parvenaient à s'agripper à une idée bien précise tant les révélations de ma passagère m'avaient troublé. Je découvrais tout à coup une facette inconnue de la personnalité de mon ami. Je me doutais que les rapports que Marc entretenait avec les femmes n'étaient pas un exemple de moralité. Mes expériences passées avaient forgé en moi cette certitude. Mais je n'avais pas imaginé à quel point ils pouvaient être distordus, obsessionnels et même pervertis. J'aperçus une place libre au bord du trottoir. Je m'arrêtai sur le champ. Nous quittâmes tous deux de la voiture. La lumière orange des lampadaires nous éblouit comme si nous sortions d'un rêve. Elle éclaboussait nos visages de réalité. Cécile m'apparut encore plus belle. Nous marchâmes silencieusement jusqu'au restaurant. Des bourrasques de vent nous transperçaient comme un dard glacial. J'avais envie de prendre Cécile par les épaules pour la protéger des intempéries. Mais je retins encore une fois mes élans.

Quel sens accorder à une aventure avec cette femme ? Me demandai-je au plus secret de mes pensées. Je ne la méprisais pas. Bien au contraire, je la désirais. Mais là n'était pas la question. Je la désirais dans l'instant immédiat. Or l'immédiat m'a toujours dégoûté pour ce qu'il a de trivial. On peut reconnaître, une fois de plus, en ce jugement mon penchant obstiné pour l'idéalisme, ou, plus précisément, ma crainte du présent. Le présent est le moment de la décision. Avant c'est l'espoir et après, le regret. C'est peut-être la peur de plonger irrémédiablement vers l'acte, la peur de faire ce premier pas qui me répugne. Cette fois, comme tant d'autres fois, j'hésitais au bord de la ligne de crête : d'un côté Cécile et mon désir, de l'autre mes éternelles questions stériles. Je devais me décider. Cette question me torturait et, finalement, me paralysait. Au lieu d'agir, je réfléchissais.

Nous arrivâmes au restaurant. Quand j'ouvris la porte, une bouffée de chaleur mêlée d'odeurs de cuisson et de fumée de cigarettes nous fit presque suffoquer. Le maître d'hôtel nous amena jusqu'à une petite table enveloppée par la douce lumière d'une chandelle.

Pendant le repas, je sentais le désir grandir en moi. Cécile était alors si proche. Notre conversation s'était libérée du joug de Marc. J'avais abandonné tout contrôle de mes sentiments. J'avais renoncé à interroger la raison pour justifier le moindre de mes actes. Je me laissai aller à la dérive du désir comme une embarcation emportée par un courant qu'elle ne peut plus combattre. L'expression du regard de Cécile m'envoyait un message chargé d'ambiguïté. Tantôt je croyais y déchiffrer l'abandon et tantôt la réticence. Ses gestes trahissaient une nervosité croissante. Cette situation m'embarrassait, car je ne savais quelle conclusion en tirer. Je voulais par dessus tout éviter de la blesser. Un moment donné il y eut un grand silence. Elle posa sa main sur la table avec une hésitation évidente. J'interprétai ce geste comme un appel. Mon coeur battait très fort dans ma poitrine. J'hésitai. J'attendis presque une minute entière avant de me décider. Pendant ce temps, sa main restait immobile sur la nappe blanche. Finalement, je posai la mienne sur la sienne et la pressai délicatement. Je perçus un léger mouvement de recul de sa part. Ses doigts s'étaient crispés, comme tétanisés par le dernier rempart de la résistance. Puis, elle s'abandonna mollement. Je notai quelques rides soucieuses qui s'étaient esquissées sur son front. Un froncement de sourcils presque imperceptible se dessina à la naissance de son nez. Cette expression lui donnait un air farouche. Je me sentais tout à coup idiot. J'aurais voulu retirer ma main mais elle restait paralysée sur la sienne. C'est alors que je sentis la douce chaleur de ses doigts caresser ma main. Elle me sourit en basculant légèrement la tête sur le côté. Les reflets chatoyants de sa chevelure ondulèrent sur ses épaules en vagues blondes. Elle dit d'une voix douce “Venez. Partons d'ici.”. Nous nous levâmes.

Nous nous rendîmes jusqu'à la voiture avec précipitation, comme si nos corps avaient subitement un besoin urgent de se toucher et de se caresser. Elle insista pour louer une chambre d'hôtel. Nous fîmes l'amour plusieurs fois et avec la même force, que seule la fatigue de la nuit parvint à émousser. Quand finalement, épuisés, nos corps ne pouvaient plus répondre à nos désirs, je compris que je ne devais pas rester là. Je partis aussitôt, presque aussi précipitamment que nous étions venus.

Les boulevards défilaient comme dans un rêve, flanqués de leurs alignements de lampadaires qui répandaient une lumière irréelle. De loin en loin, les feux de signalisation changeaient de couleur en cascade. Inlassablement, ils répétaient toute la nuit cette alternance absurde dans des rues désertiques, pour quelques voitures solitaires. Il était tard. Trois heures ? Quatre heures ? Je n'avais pas le courage d'interroger ma montre. Je faillis à plusieurs reprises griller un feu. Mon esprit vagabondait sur d'autres routes. Les idées se mélangeaient dans ma tête, sans cohérence. Je revivais par séquences décousues les moments de cette soirée. Je revoyais son corps, ses lèvres, le désir qui luisait dans ses yeux comme une flamme de folie. J'étais envahi d'un indicible bonheur. Pourtant, une ombre flottait au-dessus de ce bonheur. Je venais de coucher avec la maîtresse de mon meilleur ami. Même si la relation qui les liait avait les apparences extérieures d'une simple transaction commerciale, les révélations de Cécile m'avaient montré à quel point elle cachait un lien beaucoup plus profond. Mais la fatigue avait atténué considérablement mes capacités à me culpabiliser. Cette pensée s'éteignit dans un long bâillement. Mais alors, en un éclair de lucidité, je réalisai que je ne connaissais pas son nom, ni son adresse, ni son numéro de téléphone. Elle s'était éclipsée sans me livrer la moindre chance de pouvoir la retrouver un jour. Etait-ce un acte délibéré de sa part ou avait-elle succombé comme moi à l'insouciance. L'idée que cette première nuit passée avec elle pouvait être à jamais la dernière me transperça douloureusement. Je faillis faire demi-tour sur le champ. Mais à quoi bon, me dis-je. Elle avait pris un taxi et nos routes s'étaient à présent définitivement séparées. " Abruti " me dis-je en tapant violemment du poing sur le volant. " Pourquoi n'as-tu pas pensé à lui demander son numéro de téléphone ? ". Je rejouai la dernière scène de la soirée et tentai d'en changer le cours mais il était trop tard.

Arrivé dans mon appartement, je me dirigeai tout droit vers ma chambre sans prendre la peine de consulter le courrier que j'avais retiré de ma boîte aux lettres. Avec dépit, je jetai négligemment le tas d'enveloppes sur la table de nuit. Le répondeur clignotait. " Il attendra demain " me dis-je tout haut. Je m'endormis rapidement, trop las et trop amer pour repenser encore une fois au gâchis de cette soirée.