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“Les grandes vacances arrivèrent avec leurs longues journées désoeuvrées. Le soleil accablait la Limagne d'une canicule exceptionnelle. Sur les chemins qui longeaient les champs on pouvait entendre les épis de blé craquer. Les grandes fleurs de tournesol, enivrées de lumière, n'étaient plus que des disques noirs brûlés par le soleil. Les troupeaux de vaches s'amassaient sous les frondaisons, harassés par la chaleur et l'agitation incessante des nuées de mouches. La campagne toute entière semblait frappée de léthargie. Le village lui-même somnolait avec ses rues sans ombre. Il ressemblait à ces villages de Provence où les habitants se terrent dans la fraîcheur de leurs maisons. Seuls les lézards se réjouissaient de cet excès d'été, tapis sur les lauzes brûlantes.

Malgré les progrès qu'avait accomplis notre amitié, Marc conservait quelques distances avec moi. Il se réservait de longs moments de solitude qui pouvaient s'étaler sur plusieurs jours. Il ne cherchait pas de prétextes pour justifier ces absences. Bien au contraire, il me disait avec une froide sincérité qu'il ne voulait pas sortir. Je n'insistais pas. Les mois qui avaient précédé m'avaient persuadé que cela était inutile. Je rentrais alors chez moi, seulement déçu. J'allais ensuite rejoindre les jeux des quelques membres de la bande que les vacances n'avaient pas éloignés. A quoi Marc passait-il ces journées-là ? Je l'ignorais. Je tentai à quelques reprises de dévoiler un peu ses secrets mais je butais contre des réponses évasives du genre “je faisais des trucs” qui étaient loin d'étancher ma curiosité. A dire vrai, je ne sus jamais rien de plus sur ces “trucs”.

Quand Marc était disposé à me suivre, nous prenions nos bicyclettes et descendions dans la plaine. Il devenait plus loquace au fur et à mesure que nous nous éloignions du village malgré le soleil de plomb. Marc se sentait alors plus à son aise, comme libéré d'un poids. Il aimait beaucoup se promener au bord de l'Allier. Sur les rives, des sentiers se faufilaient entre les peupliers. Leurs feuillages argentés brillaient haut dans l'azur. La fraîcheur de la rivière parvenait à nous libérer de la canicule. Parfois, nous nous baignions puis, nous nous laissions sécher sur les plages de galets blancs. Une fois, il me dit, avec l'air grave qu'il réservait aux annonces exceptionnelles :

L'été m'ennuie. C'est une saison inutile.

Comment ça inutile ? lui demandai-je.

Oui, inutile. Il suffit de regarder autour de toi. Regarde tous ces insectes qui bourdonnent de vie et qui vont crever dans quelques heures. Regarde toutes ces feuilles si belles et si vertes qui ne seront plus que de la pourriture puante dans quelques mois.

C'est la vie ! Lui répondis-je en haussant les épaules en signe d'évidence.

Je le sais. Il n'empêche que tout ça c'est bien inutile. Toute cette effervescence pour rien. La vie, ça ressemble à un grand serpent qui se mord la queue. C'est le plus grand gâchis qui soit. Toutes ces bestioles qui s'enivrent de destin... ça sort d'un oeuf, ça bouffe, ça vole, ça baise, ça pond et ça meurt, et la boucle est bouclée... Tu trouves toute cette agitation merveilleuse toi ? Moi je trouve ça inutile... et abject.

Tu choisis un mauvais exemple. Les insectes ne vivent que par instinct alors bien sûr leur existence nous paraît absurde. Mais...

Mais les êtres humains sont peut-être plus malins, hein ? C'est ça que tu allais dire ?

Oui. Répondis-je. J'ai vu à la télé une émission sur ce sujet. Ils disaient qu'à la différence des animaux, les hommes ont une conscience. La conscience c'est ce qui nous permet de faire des choses qui vont à l'encontre de nos instincts. Donc notre vie a plus de sens puisqu'on peut en faire ce qu'on veut. Tu comprends ?

Balivernes. Qu'est-ce qu'on a de plus que les animaux ? Notre belle conscience, comme tu l'appelles, nous aide seulement à justifier notre barbarie. Regarde ce qui se passe au Vietnam. On y tue des gens à coups de napalm et puis après on dit que c'est une bonne chose parce que ce sont des communistes. Ah ! C'est beau la conscience ! Tu trouves pas ?

Tu dis ça parce que tes parents sont communistes ! Lui répliquai-je maladroitement.

T'es con Stéphane ou tu le fais exprès. C'était un exemple. Les vietnamiens ne valent pas mieux quand ils enferment des gens dans des camps parce qu'ils ne pensent pas comme il faut. Et puis de toutes façons je t'ai déjà dit que j'étais pas coco, alors ne dis pas de conneries. Parfois, j'ai l'impression que tu ne comprends rien à rien. Je me demande ce que je fais avec toi. Tu raisonnes comme les autres. Tu ne vaux pas mieux qu'eux.

Il n'était pas rare que Marc s'emportât ainsi. Je m'étais accoutumé à ses changements d'humeur aussi subits que violents. J'avais appris en m'en accommoder, à les considérer comme des accidents de parcours sans gravité, car j'avais réalisé qu'ils n'affectaient en rien la teneur de notre amitié. On aurait dit que Marc avait besoin de décharger sa colère intérieure, de la vider comme pour se soulager d'un fardeau insupportable. Dans ces moments-là je me taisais et feignais l'indifférence. Dans la plupart des cas l'orage passait aussi vite qu'il avait éclaté. Ces colères, Marc me les adressait mais je crois qu'elles n'étaient que des monologues. Il leur fallait une oreille pour leur donner un peu de sens. J'étais cette oreille. C'est tout.

Les vacances d'été furent également l'occasion pour moi de pénétrer un tout petit peu dans le cercle familial de mon ami. Jusqu'alors ses parents étaient restés lointains. Ils avaient une existence implicite, presque théorique. Tous les matins, je les apercevais quand j'allais chercher Marc chez lui. Il arrivait parfois que l'un d'eux m'ouvrit la porte. Je me suis trouvé à plusieurs reprises face à face avec sa mère; il m'était plus rare de rencontrer son père. Sa mère semblait toujours affairée à quelques tâches ménagères. Je la surprenais toujours une cuillère en bois à la main ou en bras de chemise. C'était une petite femme rondelette sans charme ni grâce. Je me souviens tout particulièrement de ses mains aux doigts boudinés et striés, comme usés par le travail quotidien à l'usine. Aucune expression frappante n'animait son visage sinon les signes de l'activité. Elle appartenait à cette sorte de personnes qui retirent une fierté ostentatoire à travailler. Le travail occupait toute sa vie et à défaut de pouvoir s'enorgueillir de la noblesse de ses tâches elle avait fait du labeur un titre de noblesse. Elle donnait en quelques sortes un contenu idéologique au vieil adage par trop trivial " il n'y a pas de sots métiers etc. ". Cette attitude m'agaçait, car finalement, l'homme n'est-il l'esclave de sont travail ?

Son mari était un personnage plus mystérieux. Sa constitution physique se trouvait aux antipodes de celle de son épouse. Grand et maigre, il portait un regard taciturne sur tout. Sa voix était douce et calme, mais chargée d'un léger sarcasme. Je découvris, de nombreuses années plus tard, qu'il était un homme très cultivé. Il possédait une culture étendue mais dispersée, caractéristique des autodidactes. Je découvris aussi plus tard qu'il n'avait été nullement indifférent à mes visites matinales mais que bien au contraire il portait beaucoup d'intérêt à mon endroit. Je représentais à ses yeux une classe sociale à laquelle il n'appartenait pas et dont il voulait se démarquer vigoureusement. Cela l'amusait de voir son fils se lier d'amitié avec un enfant de bourgeois. Car même si mon père n'affichait pas les insignes de sa condition sociale, il n'en demeurait pas moins à ses yeux un défenseur des valeurs qu'il combattait. Tout cela, je ne l'appris qu'après bien des années.

Marc m'apparut tout aussi farouche avec ses parents qu'avec les enfants du village. Cela me surprit, car je m'attendais à lui découvrir une personnalité entièrement différente, plus épanouie, libérée du poids de ses inhibitions. Sa famille n'était pas son ultime refuge. Même sa chambre ne fournissait que peu d'indices sur sa vraie nature. En fait son univers se résumait à sa seule personne.

Puis, Marc partit en vacance, quelque part au bord de la mer Méditerranée avec ses parents. Ils quittèrent le village à l'aube, quand la fraîcheur de la nuit imprègne encore le jour. Quelques heures plus tard je passai à tout hasard devant l'entrée de son jardin. Les volets de la vieille ferme étaient tous clos. Je l'appelai sans y croire vraiment. La maison resta muette. Je rentrai chez moi résigné. Il ne me restai plus qu'à attendre; une longue attente d'un mois.

Les journées s'allongeaient démesurément sous les effets conjugués du solstice et de l'ennui. A cette langueur des jours insipides s'ajoutait une anxiété lointaine. La rentrée scolaire annonçait de grands bouleversements. Je rentrais en classe de sixième. Notre village ne possédait pas de collège, aussi, nous allions devoir nous rendre au lycée Jean Murat à Issoire. Cette perspective sonnait comme la fin d'une vie paisible au milieu de notre campagne. Les dernières journées d'août approchaient emportant dans leur sillage de nombreux orages. Ils éclataient violemment au-dessus de la plaine en libérant des rideaux de pluie sombres. De loin en loin, des éclairs zébraient le ciel. J'aimais assister, du haut de notre village, à ces spectacles grandioses, derniers soubresauts de l'été.

Un matin Marc fut de retour. Quand j'arrivai devant le portail en fer forgé, j'aperçus la Renault 12 blanche de ses parents. Cette découverte me remplit d'une joie intense. Je me mis à courir jusqu'à la porte d'entrée et sonnai avec impatience. Marc m'ouvris tout de suite. Il devait m'attendre avec nervosité depuis son réveil. Il me tendit la main avec un grand sourire aux lèvres. Ce sourire scella notre amitié pour toujours, je crois.

La rentrée arriva à grands pas. Nous ne réalisions pas encore pleinement l'ampleur des bouleversements qu'elle allait amener. Et des bouleversements il y en eut. Notre vie, tout à coup, devint planifiée. Un autobus venait nous chercher tôt le matin. Il nous déposait devant le collège quarante cinq minutes plus tard. Puis, les heures s'écoulaient au rythme des cours qui s'enchaînaient. De huit à neuf, cours de math. De neuf à dix, cours d'histoire. De dix à onze, cours de français, et ainsi de suite. Le temps prenait subitement de l'importance au point que nous devions tenir à jour un cahier dans le but de bien l'employer. A être disséquées ainsi en tranches horaires, les journées devenaient une somme d'heures, une donnée scientifiquement quantifiable, se répétant à l'identique chaque semaine. On pouvait ainsi en mesurer le poids qui s'accumulait au fil du jour.

Les premiers temps furent occupés par la découverte de ce nouveau régime. Nous étions tous étourdis par tant de nouveautés. Cette adaptation prit une à deux semaines, après quoi chacun trouva sa place dans le nouvel ordre. L'administration du collège avait organisé les classes comme un annuaire téléphonique. La rigueur de l'ordre alphabétique nous avait donc séparés. Je retrouvais Marc au moment des récréations. Au début, comme tous les autres, il semblait désorienté, à la recherche de nouveaux repères. Je pensais que ces changements l'affectaient plus que tout autre. Mais en fait rien ne l'attachait au village. Bien au contraire, l'hostilité des enfants l'en avait exclu. Ici, il se sentait libre, libéré de son passé et de sa réputation. Au collège tout le monde était nouveau. Il était un inconnu au même titre que les autres écoliers. Cette démocratie spontanée ne durerait pas. Cela il l'avait immédiatement compris. Très vite des rapports de force s'établiraient, que le temps se chargerait de rigidifier.

Etait-il conscient de ce qui se jouait en ce début d'année scolaire ? D'une certaine façon je le crois. Mais je doute en revanche qu'il agît dans un but bien précis. Il possédait seulement un avantage de taille sur ses camarades : son indépendance. Au village nous vivions dans un microcosme qui imposait ses propres règles. La première d'entre elles était incontestablement l'appartenance à la communauté. Ici les lois n'étaient pas les nôtres. Quant à la communauté, elle ne représentait encore rien de concret, sinon un ensemble hétéroclite d'enfants venus des quatre coins du canton. Il manquait de toute évidence un mortier solide pour nous souder tous.

Durant les premiers jours, nous passions les récréations ensemble mais très vite il se distança de moi. Il ne me fuyait pas, il ne me rejetait pas davantage. Au contraire, dans le, car qui nous amenait au collège et nous ramenait au village le soir, il se confiait beaucoup, signe que notre amitié se raffermissait un peu plus chaque jour. Et nous passions de longs moments ensemble les week-ends. Mais au lycée, il était devenu une autre personne. Il était difficile de dire qu'il appartenait à une bande. En fait il s'était très vite illustré par son esprit d'indépendance. Dans un contexte où les premiers désordres de l'adolescence voyaient le jour, son attitude libertaire lui avait conféré une auréole de gloire. On l'écoutait, on le consultait même. Tout en restant à l'écart des groupes il avait un droit de parole dans chacun d'eux. Mais avait-il véritablement changé ou ne découvrait-il pas simplement une facette de sa personnalité qu'il n'avait jamais eue l'occasion de révéler auparavant ? Car, à bien analyser son comportement retrospectivement, il agissait comme sa nature le lui avait toujours enseigné, c'est-à-dire en affichant un mépris indifférent envers les jugements d'autrui. Cette règle comportait toutefois une exception de taille : c'est à cette époque qu'il commença à montrer de très vifs signes d'intérêt pour le sexe opposé. Il avait découvert un nouveau jeu : flirter avec les filles. Cette activité-là semblait l'amuser beaucoup plus que nos jeux de gamin.

La plupart d'entre nous vivait les derniers soubresauts de l'enfance et n'accordait que peu d'intérêt aux filles. Cependant, un groupe de gars plus mâtures que les autres - que nous appelions les " grandes gueules " - s'adonnaient déjà à la " drague " pendant les récréations. Ils échangaient leurs avis sur les atours de l'une, sur la bêtise d'une autre, sur la facilité d'une troisième, ... Ils nous toisaient comme les représentants d'une caste supérieure obligés de partager leur demeure avec de misérables roturiers. Ils méprisaient nos chamailleries, nos bagarres et nos billes. Mais Marc, qui exécrait les confréries ou les bandes de toutes sortes, ne s'était pas joint à eux et faisait, en quelques sortes, cavalier seul. Il ne se démarquait pas seulement par cette solitude mais aussi par sa discrétion. Alors que les " grandes gueules " affichaient avec ostentation leurs conquêtes en les promenant à leur bras avec une feinte nonchalance à travers la cour, on ne voyait presque jamais Marc en compagnie d'une fille. L'information nous parvenait sous forme de rumeurs que les uns et les autres colportaient de bouches à oreilles. Jamais il n'évoqua formellement le sujet avec moi mais bien au contraire, notre amitié restait identique à ce qu'elle éatait. Son mutisme était-il dicté par le souci de préserver notre amitié, par la pudeur ou, plus probablement, par la volonté délibérée de me tenir à l'écart de sa vie privée ? Je penchais pour la troisième hypothèse sans pouvoir m'affranchir de mes doutes. Les premiers temps, j'écoutais ce que les ragots racontaient à son sujet avec incrédultié : comment Marc pouvait-il séduire des filles, leur faire la court ? Il fallait pour ce faire qu'il mît de côté ses humeurs acariâtres et surtout, ce que je concevais avec beaucoup de difficultés, qu'il montrât de l'intérêt pour quelqu'un. Devant l'insistance et la précision des rumeurs, je dus me rendre à l'évidence qu'elles étaient fondées et alors, ma perplexité se transforma en une question : que recherchait-il dans ces relations ? L'amour ? Cela j'en doutais beaucoup. Je ne connus jamais la réponse à cette question. Encore aujourd'hui, je ne puis que spéculer sur la nature de ses motivations.

C'est encore à cette époque que Marc commença de fumer. Il y avait dans cet acte un soucis de provoquer, de se mettre délibérément en marge des règlements. Pourtant, il ne s'affichait pas avec ostentation comme le faisaient les autres fumeurs. Dans un sens sa provocation en gagnait de la force, car elle dépassait la simple contestation d'adolescent. Il signifiait ainsi clairement son indépendance, sa volonté d'agir comme bon lui semblait quand et comme il le voulait. Sa personnalité était en train de se forger, de s'affirmer avec toute sa singularité.

Puis, nos routes, pour la première fois, se séparèrent. Mes parents avaient jugé que le lycée d'Issoire n'était pas assez prestigieux pour assurer correctement mon avenir. Mon père souhaitait secrètement me voir entrer en faculté de médecine. Aussi, m'envoyèrent-ils au lycée Henri IV à Paris. La réputation à l'échelle nationale de cet établissement les réconfortait. Quant à moi, la découverte de la capitale m'excitait. J'aimais beaucoup la façade en pierres blanches du vieux lycée, l'atmosphère studieuse et policée qui s'en dégageait. Je ne rentrais que rarement au village, seulement à l'occasion des vacances. Je retrouvais Marc les premiers temps mais d'autres événements nous éloignèrent encore davantage. Les patrons de l'entreprise où travaillaient ses parents décidèrent de fermer l'usine d'Issoire. Mais les employés étaient décidés à conserver leur emploi. Le conflit dura plusieurs mois pendant lesquels le père de Marc, qui était représentant de la CGT, manifesta des dons exceptionnels d'organisateur. Finalement, l'usine ferma ses portes et tout le monde fut licencié. Ses parents se retrouvèrent d'abord au chômage, puis, son père se vit proposer un poste de permanent du syndicat à Clermont-Ferrand. Il accepta et ils déménagèrent peu après Noël. Cette coupure fut nette autant qu'inattendue. Je ne revis Marc que plusieurs années plus tard.

Nous avions conservé, du moins au début, des contacts par courrier. Mais cette correspondance se fit de plus en plus ténue et s'étiola au cours des mois. Un an plus tard il n'en restait plus qu'une liasse de lettres que j'ai conservée. Alors que je lui décrivais ma découverte de Paris, Marc m'écrivait peu sur lui. Je ne savais pas ce qu'il était devenu, à quoi ressemblait sa nouvelle vie à Clermont. Il utilisait plutôt ces lettres comme exutoire à son dégoût pour l'humanité. En voici un échantillon.

Bonjour Stéphane,

Je crois que jamais je n'aimerai cette ville. Si la campagne me répugnait par la trivialité de ses habitants, la ville m'exaspère par les grands airs qu'elle se donne, sa condescendance idiote. Ici on se croit important. On parle littérature dans les cours de récréation. On commente l'actualité politique avec conviction. On montre ostensiblement que la vie est une affaire grave qu'il serait malséant de tourner en dérision. C'est à celui qui paraîtra le plus intelligent. C'est à celui qui répétera le plus opportunément toutes les belles grandes idées qu'il a lu dans Le Monde ou Le Figaro. C'est à celui qui aura les ambitions de son père. Ici la masse humaine prend tout son sens. Les gens habitent les uns au-dessus des autres. Aucun espace n'est laissé à la solitude. La ville c'est le surpeuplement organisé. Les solitaires y sont interdits de séjour. Les hommes se sentent mieux quand ils se regroupent en tas vivants, comme des cafards ou des rats d'égoût. Je saisis maintenant toute la signification du mot grégaire. Mais que doit être Clermont-Ferrand face au pédantisme de ton Paris. Paris, la ville lumière où s'entassent des millions de banlieusards abrutis par le métro. Voilà l'humanité si chère à nos grands humanistes. Elle est, paraît-il, capable des plus belles merveilles. Elle a surtout fait ses preuves dans le rayon des horreurs...

Des lettres dans cette veine, il m'en écrivit une dizaine. Puis, notre correspondance s'interrompit brutalement et définitivement. Je reconnus en cette résolution sans appel la marque du caractère tranchant de Marc. Finalement, je dus me résoudre à accepter que la distance avait vaincu notre amitié. Bientôt je fus à mon tour victime des dérangements de l'adolescence. J'étais trop occupé à découvrir cette nouvelle nature qui s'emparait de moi pour me soucier des amitiés de mon enfance. J'oubliai Marc, les rives de l'Allier, les enfants du village et l'Arbre. Le temps vint ajouter à cela son travail délétère. Marc avait disparu de ma vie. "