Auteur : Jacques Léon
© Jacques Léon
Le claquement de mes pas résonnait bruyamment contre les façades nues. Puis il emplissait le volume de la rue déserte pour se perdre, d'échos en échos, au fin fond de l'obscurité. Des sifflements aiguisés par le vent naissaient des angles morts. Les rafales glaciales emportaient avec elles une odeur de menace insoutenable. Par moments le grincement d'une girouette rouillée déchirait la nuit comme le cri d'un fantastique oiseau.
Je m'aventurais pour la première fois dans les quartiers abandonnés de la ville. J'avais laissé derrière moi la douce sécurité de la présence humaine. Je m'avançais toujours plus loin dans le désert sinistre de briques et de rues noires. Je m'enfonçais toujours plus profondément dans l'inconnu; là où le temps s'ingéniait à démolir l'oeuvre des hommes. J'étais seul, absolument seul. La nature humaine est ainsi faite qu'elle ne supporte l'absolue solitude. Je sentais une sourde angoisse m'étreindre comme une crampe.
De temps en temps je consultais le plan rudimentaire qu'avait ébauché Moisin sur une page de mon carnet d'adresses. Aucune carte ne décrivait les quartiers abandonnés. Mais qui auraient-elles pu intéresser ? Personne ne venait se perdre dans les méandres de ces rues occultes ... à l'exception de quelques fous comme moi, ce soir là.
Personne ne savait exactement jusqu'où s'étendaient ces successions de ruelles étroites, définitivement oubliées. Certains en estimaient l'étendue à vingt fois celle de la ville habitée. Mais que m'importaient à ce moment les spéculations hasardeuses de savants frileux. J'avais quitté le monde des hommes et marchais dans l'ombre du passé.
Je longeais depuis près de dix minutes une longue et haute muraille de briques sales. Mon but approchait. En face du mur se succédaient des façades noires. Les fenêtres aveugles béaient sur des gouffres d'obscurité sans fond. Par endroits des persiennes, jouets du vent, claquaient au rythme des rafales. Des craquements sourds remontaient des profondeurs des bâtisses comme des remugles pestilentiels. Des lézardes fissuraient des pans de mur entiers. Cet endroit paraissait frappé d'une indicible damnation.
Je m'emmitouflai dans la chaleur de mon manteau. De sombres pensées commençaient à germer dans mon esprit. Soudain la lugubre muraille s'interrompit. J'avais atteint le carrefour que Moisin avait marqué d'une grande croix sur mon plan de fortune. Je levai le nez et vis la silhouette massive de l'imposant bâtiment juste à l'angle de la rue. Je traversai et m'engouffrai sans hésiter par la porte de l'immeuble. J'avais hâte de quitter l'hostilité de la rue.
Je me retrouvai dans l'obscurité quasi totale d'une cage d'escalier. Une suffocante odeur de moisissures me fit tousser. Je restai debout, immobile pendant de longues minutes, attendant en vain que ma vue s'adaptât à la noirceur. C'est alors que je vis une flamme s'approcher de moi.
- C'est vous Duval ?
Je reconnus la voix de Brunard. Elle me rasséréna plus que n'aurait pu le faire le meilleur des Whiskys.
- Oui c'est Duval, répondis-je avec empressement.
- Suivez-moi. Nous devons monter jusqu'au dernier étage. Les autres nous y attendent. Faîtes attention aux marches. Elles ne sont guère en bon état. Assurez-vous de leur solidité avant de poser le pied.
Sa voix semblait étranglée par l'anxiété. L'ascension de l'escalier me parut interminable. A tâtons je me hissais d'une marche à une autre. Elles craquaient de façon inquiétante. Par endroits, le bois vermoulu s'effondrait à la première pression du pied. Autour de nous le noir complet. Parfois, dans les passages les plus difficiles, Brunard rallumait son briquet. La lueur falote de la flamme découvrait un escalier totalement délabré et projetait des ombres distordues sur les murs décrépits.
Finalement nous parvinrent au dernier étage. Là, une grande salle s'ouvrait, baignée de la clarté ténue de la nuit. A gauche un alignement de lavabos faisait face à des cabines de douche. C'était un endroit plutôt incongru pour la nature de nos travaux. Entre les lavabos et les douches, je reconnus difficilement Moisin et Saint-Charles. Leur visage était grave, Après de rapides salutations, Moisin prit la parole.
- Bon, nous sommes à présent tous réunis - il murmurait presque - Nous allons nous déplacer vers les fenêtres du fond et vous allez voir !
Nous nous avançâmes vers quatre grandes fenêtres par lesquelles filtraient les quelques restes de lumière que nous livraient les étoiles et un mince croissant de lune.
- Ne vous approchez pas trop près - ordonna Moisin d'un ton presque sentencieux - Nous ne devons pas nous faire remarquer même si rien ne semble nous observer. La nuit est souvent plus traître qu'on ne le croit..
Sous l'injonction de Moisin nous nous arrêtâmes donc à deux mètres des vitres. Devant nous s'étalait une étendue sinistre de faubourgs noirs. Ils se fondaient au loin à l'encre de la nuit. Je réalisai alors que nous nous trouvions beaucoup plus haut que la plupart des immeubles alentour. Cette position faisait de cet endroit un point d'observation idéal. Une rue oblique traversait comme une longue saignée les pâtés de maison puis bifurquait en se présentant dans l'alignement de nos regards. Moisin reprit la parole alors que nous observions le panorama.
- Regardez ! voilà la fameuse rue.
De la main gauche il traça le chemin coudé de la dite rue.
- Après le coude là-bas, elle se trouve juste en face de nous. On peut y voir tout ce qui s'y passe. Avec vos jumelles vous pourrez en observer les moindres détails.
Chacun sortit sa paire de jumelles de son étui et la pointa dans la direction indiquée par Moisin.
- Très intéressant - murmura Saint-Charles. Comment avez-vous trouvé cet endroit ?
- Par hasard - répondit Moisin.
- Par hasard ? m'étonnai-je. Vous êtes monté au quinzième étage de cet immeuble dans l'obscurité, par hasard ?
- Oui, par hasard. Ajouta simplement Moisin d'un ton péremptoire.
Pendant ce temps Brunard paraissait absorbé par l'image qu'il voyait dans ses jumelles. Avec une moue inquiète il dit :
- Je crois avoir vu quelque chose bouger
- Où donc ? s'empressa de demander Moisin.
- Au niveau de la maison avec les trois cheminées, un peu sur la gauche, vous voyez ?
Chacun d'entre nous fouillait à présent le secteur indiqué par Brunard. Je vis alors, stupéfait, une forme floue et sombre, se glisser subrepticement le long d'un mur.
- C'en est un - s'exclama Moisin.
- Vous êtes sûr, demandai-je non sans quelque hésitation.
- Absolument sûr répliqua t-il sèchement.
Manifestement Moisin n'appréciait pas que l'on mit sa parole en doute. Aussi n'ajoutai-je rien.
- Brunard, il vous revient l'honneur de le tirer. Comme le veut la tradition, le premier à avoir aperçu une proie est le premier à tenter de l'abattre. Saint-Charles, vous pouvez sortir l'arme.
Saint-Charles posa une mallette sur le sol. Il fit sauter sèchement les deux serrures puis ouvrit délicatement le coffret. Une arme rutilante reposait dans un écrin. Il la saisit avec fermeté. La précision de ses gestes suffisait à reconnaître en lui un connaisseur des armes à feu. Il chargea la chambre d'une cartouche. La balle brillait violemment de l'éclat mortel de l'acier. Il arma d'un mouvement rapide. Il tendit l'arme à Brunard qui s'en empara fermement. Les regards étincelaient comme des billes de verre, consumés par l'intensité de l'action. Un silence plus grave que jamais nous entourait, à peine troublé par le souffle de nos respirations. Brunard épaula, colla son oeil sur la lunette. Nous reprîmes nos jumelles et attendîmes. La chose était toujours là, insouciante. Comment aurait-elle pu supposer ce qui allait lui arriver ?
Pendant de longues minutes la réalité resta en suspend. Puis la détonation déchira nos tympans, rebondit contre les murs. Au même moment la vitre devant nous vola en éclats. Je sursautai. Je remarquai que Moisin était resté droit, impassible. Lorsque je braquais à nouveau mes jumelles sur la chose, elle ne bougeait plus. Elle avait été projetée contre le mur par l'impact du projectile. Moisin ne dit qu'une seule phrase :
- Vous l'avez eu.
C'est à cet instant, je crois, que j'ai compris toute l'absurdité de cette soirée. Plus jamais je ne repartis chasser les rats dans les quartiers abandonnés.