Le Monde des Turves


Auteur : Jacques Léon

© Jacques Léon


1 La découverte du Grand Cône

Un courant de douce chaleur m'enveloppait. Je recouvrais peu à peu mes esprits. Mes membres se dégourdissaient lentement. Le moment était venu de m'éveiller. Ma conscience reprenait consistance et le Monde autour de moi retrouvait sa forme. C'est alors que la première pensée traversa mon esprit comme un éclair. En fait de pensée il ne s'agissait que d'un mot et un seul : le Mur. Il me fit l'effet d'un coup de fouet : mes bulbes palpitèrent, mes membres s'agitèrent, encore parcourus par les fourmillements du sommeil hibernétique. Je tentai d'un violent coup de queue de me redresser. Malheureusement mes efforts furent bien pitoyables. Je devais encore attendre quelques chrons. Mon excitation céda la place à l'impatience; immense impatience qu'amplifiait mon impuissance. Mais quel enfant Turve n'aurait pas brûlé d'une égale impatience en un pareil moment : mon père allait m'amener à la découverte de la plus étrange, la plus mystérieuse, la plus grandiose, la plus magnifique, fantastique et inquiétante chose que le monde recèle : le Mur. A cet instant ses paroles résonnèrent à nouveau dans ma mémoire : "Cadélouan, tu es en âge maintenant de comprendre et d'appréhender le Mur. Nous partirons après ton sommeil".

Le moment était à présent arrivé d'approcher ce que nul esprit Turve, aussi sage soit-il, ne peut saisir totalement. Le Mur. Il avait hanté mes rêves d'enfant pendant des gouals et des gouals. "...impénétrable et incroyablement pur ... d'essence divine ...". Voilà ce qu'en disaient les parois de l'Histoire.

Lorsqu'enfin je recouvris complètement mes forces, je me jetai énergiquement hors de ma cavité, à la recherche de mon père. Avait-il oublié sa promesse ? Cette question m'exaspérait.

Je le trouvai tranquillement occupé à lire une vieille tablette. Avant même que j'eus le temps de parler il me dit calmement :

- Cadélouan, es-tu prêt. Nous partons immédiatement. Tu n'as pas oublié ce que je
t'ai dit ?

- Oh non, papa. rétorquai-je en un soupir de soulagement.

Il était du devoir de chaque père d'amener ses enfants voir le Mur dès qu'ils avaient atteint l'âge des 20 crocs. La tradition des Anciens le voulait ainsi. Je devais affronter la terrible réalité du Mur, accepter l'idée qu'il enferme la totalité de notre Monde.

Nous quittâmes sur le champ notre cavité; moi frétillant d'excitation, mon père rempli d'une subite sagesse. Nous dûmes traverser de nombreuses cavités dont j'ignorais jusque là l'existence et nous faufiler dans d'innombrables boyaux. Je sentais la fatigue gagner mon frêle corps d'enfant. Je commençais à sentir le courage m'échapper. C'est alors que, me trouvant proche de l'épuisement, mon père m'arrêta net.

- Regarde Cadélouan ... le Mur ! dit-il d'une voix vibrante.

Je levai les yeux, tout étonné. Il était là, devant moi, comme une immense ombre sans relief, froid et lisse. J'étais émerveillé, comme envoûté et pourtant tout à la fois un peu angoissé devant un tel prodige. Je restai un long moment coi, hébété. Puis enfin je m'approchai de l'extraordinaire parois. Je le tâtai doucement. Il était dur, incroyablement dur. Je tentai d'y rentrer mes crocs : ils glissèrent en un grincement aiguë sans laisser le soupçon d'une trace. Je me tournai, stupéfait, vers mon père. Il me regardait avec bonté.

- tu sais Cadélouan, dit-il, moi aussi j'ai essayé de le rayer comme beaucoup d'autres d'ailleurs. Mais les efforts conjugués de tous les Turves n'y feraient rien. Tu vois, le Mur c'est la fin de notre monde. On ne peut pas aller plus loin. Aucun Turve, même le plus fort ou le plus puissant, le plus malin parmi les savants, le plus sage parmi les sages ne peut franchir le Mur. C'est la limite de l'Univers et il n'y a plus rien après. Et une limite est nécessairement infranchissable !

- mais si on ne peut passer en cet endroit, on doit pouvoir le contourner ailleurs, non ?

- Non, Cadélouan ! Le Mur nous enferme complètement, comme une sorte de grande cavité qui contiendrait tout l'Univers ! A la différence qu'il n'y rien de l'autre côté.

Cette révélation peu ordinaire fût un véritable choc sans précédent pour mon jeune esprit peu habitué aux concepts absolus. Je ne me souviens plus aujourd'hui avec exactitude quels furent mes sentiments à ce moment précis. Je me rappelle seulement la force de mes instincts qui refusaient d'admettre cette terrible évidence : notre monde s'arrêtait là !

Pourquoi ? J'ai encore dans la mémoire cette question que je lançai comme un cri de désespoir. Je me sentais alors terriblement trahi par notre Créateur. Pourquoi nous avait-il enfermés dans cette grosse boîte que nous avions magnifiquement baptisée Univers ? Quel esprit aberrant avait pu concevoir une telle bouffonnerie ?

Nous retournâmes vers notre cavité silencieusement. L'excitation du départ avait laissé la place à une sourde colère doublée d'une amère incompréhension. Mon père s'était enfermé dans un mutisme dubitatif. Peut être partageait-il la même révolte ou simplement se remémorait-il sa propre découverte du Mur alors qu'il n'était qu'un enfant. Au détour d'un virage il brisa son silence.

- je te comprends Caléoudan. Moi aussi j'ai subi le même choc, il y a de bien nombreux gouals. Mais le monde est ainsi fait. Un jour nous comprendrons mieux la raison de tout cela. Alors notre ignorance s'éclairera. Elle chassera tes mauvaises pensées. Oui, car je sais ce que tu es en train de ruminer. Je pensais moi aussi la même chose. Fais confiance aux savants. Ils trouveront, j'en suis sûr, la raison de tout cela.

Le ton de sa voix trahissait un grand espoir mais aussi une immense mélancolie. Tous les adultes pensaient-ils comme mon père ? Tous les Turves vivaient-ils donc la même misère par la faute de ce Mur ?

Finalement nous arrivâmes chez nous. J'étais épuisé et je ne répondis que par un long soupir aux questions de mes jeunes frères. Je m'endormis presque instantanément dans un sommeil profond et habité de rêves fantastiques.

Sur les parois de l'Histoire, dans la cavité de la Mémoire des Turves, on raconte que le Mur fût découvert par Caoudan, il y a des milliers de gouals. Pendant très longtemps les Turves n'avaient pas soupçonné son existence jusqu'au jour où, au hasard d'un forage, Caoudan buta sur l'impénétrable muraille. Les parois de l'Histoire décrivent quelle fût la stupéfaction des Turves. Depuis ce jour les Turves ont dû apprendre à accepter cette dure réalité : le monde est limité !

En fait, ce qui est aujourd'hui une évidence ne l'était point en ces temps reculés. On crût d'abord avoir affaire à un objet aux qualités étranges. Mais très bientôt, l'expansion du monde Turve se heurta à d'autres murs de même nature. Personne n'osait pourtant exprimer l'inexprimable idée d'un monde fermé. Mais quelques libres penseurs appuyés par des philosophes rigoureux commencèrent à soutenir cette thèse.

En plus d'avoir semé le trouble dans le monde Turve, le Mur y avait ajouté la discorde : les mathématiciens, les théologiens, les philosophes, les Câdouls du temps, tous s'entre-déchiraient à coups de pamphlets, de théories, de contre-théories ... et d'insultes. Mais les faits l'emportèrent irrésistiblement sur les idéologies et les rêves.

Finalement, tous se plièrent à ce qui devint la Thèse de la Limite énoncée par le grand Câdoul du Temps, Kalim Kélam, dans son "Discours du Temps et du Monde" au cent millième goual compté par le gardien du Pendule. Depuis ce jour, le Monde est officiellement fini ! Évidement, cela n'empêcha pas une poignée d'incrédules de poursuivre de vaines chimères. On pouvait les voir scruter le Mur, le marteler avec des petit outils étranges ou tenter de le défoncer avec d'énormes béliers. Certains avaient même élaboré des incantations magiques aux pouvoirs prétendument fabuleux. Mais le Mur leur résistait avec la plus totale indifférence.

On raconte que Kalim Kélam termina son "Discours du Temps et du Monde" en larmes. Imaginez la terrifiante idée qu'il fallût dorénavant accepter.

Les gouals qui suivirent furent teintés de morosité. Il semblait que les Turves avaient dans un même élan perdu le goût de vivre. Car le Mur n'était pas seulement une limite physique de l'Univers, il devint aussi celle de l'imagination. Tous les rêves d'expansion s'arrêtèrent net, alors qu'ils avaient nourri des générations d'aventuriers téméraires.

Heureusement l'intelligence ne se laisse pas facilement abattre. De cette cruelle réalité naquit peu à peu la Réforme Jaivétrounienne. Le célèbre philosophe Eukaré Jaivétrou acheva la rédaction de son non moins célèbre "Mythes, limite et temps perdu". Son essai fit l'effet d'une gronche à parapoux. Il donna ainsi naissance à bien plus qu'une théorie : un bouillonnement d'idées s'ensuivit.

La pièce maîtresse de la pensée Jaivétrounienne était simple et claire (c'est d'ailleurs ce qui en fit son succès immédiat) : "...[un Turve] possède un nombre limité de crocs, de cavités, de bulbes, etc... Autour de nous, tout n'existe qu'en quantité finie ... il n'y a pas de place [dans l'Univers] pour l'infini. Il est donc logique que l'Univers soit fini".

Cette brillante démonstration valût à son auteur l'élévation au rang suprême de Grand Câdoul du Temps. Son nom figure depuis parmi ceux de ses paires sur les parois ancestrales de la Cavité du Temps.

Je me réveillai en sursaut, me libérant brutalement d'un rêve confus où la réalité se mêlait au merveilleux. Il me fallut un long moment avant de rassembler mes pensées. C'est alors que je m'aperçus de l'atmosphère étrange qui régnait dans la cavité : un silence sépulcral m'entourait. Je retins mon souffle et tendis l'oreille. Pas un bruit, pas le moindre frottement. Le vide total. Je me levai alors en un bond et m'élançai vers la cavité de mes parents. Personne. Je me précipitai dans les autres cavités. Je constatai avec effroi qu'elles étaient tout aussi vides que les précédentes. Je dus admettre que ma famille et nos voisins immédiats avaient déserté leur habitation. Pourquoi donc ? m'interrogeai-je non sans anxiété.

Pris de panique, je m'engouffrai dans le premier boyau que mes pas rencontrèrent. Au bout de quelques gouals de course folle, je m'arrêtai, à bout de souffle. Alors que je tentai de recouvrir mes forces, j'entendis comme une lointaine rumeur en provenance de la cavité Caoudan. Retrouvant courage et énergie, je bondis en sa direction.

Au fur et à mesure que je me rapprochai de la cavité Caoudan, la rumeur s'amplifiait. Bientôt elle devint un brouhaha très bruyant. Enfin j'atteignis mon but. Une foule dense était amassée à l'entrée de la cavité en y rendant l'accès presque impossible. Je profitai de ma petite taille pour me faufiler subrepticement entre les adultes. Les conversations allaient bon train. Je relevai quelques bribes de phrases mystérieuses : "... un grand cône noir ...dur comme le Mur ... spirale étrange ... objet divin ... un signe de Dieu ... méfiance". Il en fallait moins pour aiguiser ma curiosité.

Au prix de quelques bousculades je pénétrai finalement dans la grandiose cavité Caoudan. Il me semblait que tout le peuple Turve se trouvait réuni là. Je poursuivis mon chemin, me frayant une route de plus en plus difficile au milieu de la foule. Quand soudain, projeté par mon élan, je m'étalai sur le sol. Devant moi trônait un objet insolite et fantastique : un grand cône très allongé aussi sombre que le Mur. Une spirale aux spires serrées en sillonnait la surface. Il se terminait à sa base par un disque plus large et fendu de part en part d'une profonde gorge rectiligne.

Je restai coi ne pouvant croire ce que voyaient mes yeux. Un Turve m'ordonna sévèrement de me retirer mais je restai paralysé devant l'objet fabuleux. Il me prit par un bulbe et me tira énergiquement vers lui.

- Ne vois-tu pas que tu ne peux pas rester ici petit ! Va rejoindre tes parents.

- Mais j'ignore où ils se trouvent. Et qu'est-ce que c'est - demandai-je en montrant le cône d'un doigt interrogateur.

- Personne ne le sait, petit, pas même les philosophes, pas même les mathématiciens, ni même les Câdouls du Temps. Notre science est impuissante, petit, impuissante. Mais ne reste pas ici, le Grand Cadoûl du Temps Aristeto en personne va parler.

- Le Grand Cadoûl du Temps Aristeto ! m'exclamai-je.

Et d'un bond je rejoignis la foule disciplinée qui avait formé un grand cercle vide autour du cône. J'étais très excité à la seule idée de voir le célèbre Aristeto, pour qui la science n'a point de secrets. Je ne doutais pas en sa connaissance de l'Univers. Je savais qu'il saurait répondre à nos interrogations. Il ne pouvait pas nous laisser dans l'ignorance. La rumeur de la foule se tut subitement. Le grand Cadoûl du temps Aristeto, suivi d'une cohorte de sages était entré. Les membres des Grandes Cavités n'affichaient que bien rarement une pareille solennité. Jamais je n'avais lu autant de gravité sur les visages. Aristeto s'arrêta devant le cône mystérieux. Des rides profondes traversaient son front de part en part. Je crus y lire la marque d'un immense soucis. D'une voix calme et déterminée il dit :

- Peuple Turve, tu nous a donné, à mes paires et à moi même, ta confiance. Aujourd'hui, notre sagesse est impuissante à déchiffrer les mystères que recèle l'Univers. Cet objet inconcevable est là pour nous rappeler l'humilité du savant devant les secrets du Monde. Turves, je ne puis répondre à votre légitime besoin de savoir et de comprendre. Nous devons unir nos efforts afin que progressent la connaissance et la sagesse. Le temps nous aidera à éclairer notre ignorance. Car rappelons nous les paroles de Caoudan : "sans inconnu il n'y a point de questions, sans questions point de découvertes, sans découvertes point de connaissance et sans connaissance point de sagesse".

Tous les regards autour de moi étaient rivés sur lui. Toutes les mâchoires crispées. Tous, nous attendions un signe d'encouragement, une ébauche d'explication. Mais au lieu de cela, Aristeto se retira, nous laissant plus décontenancés que jamais. Le silence qui avait saisi l'assistance fit lentement place à un murmure grandissant. L'incrédulité s'exprimait dans toutes les bouches. J'écoutais les conversations, attentif à toutes les hypothèses, à tous les jugements. Un Turve à côté de moi me dit avec des yeux brillants d'excitation : "tu vois petit, je crois que ce cône est la plus grande découverte depuis celle de Caoudan. Il ne m'étonnerait pas que le monde ne soit plus jamais comme avant". Il ne pouvait mesurer à ce moment jusqu'à quel point ces paroles étaient prémonitoires. Ce Turve, je le reconnus plus tard : il s'appelait Loublac Cadaléor.


2. La Mission

Les mathématiciens, les philosophes, les Cadoûls du temps, en d'autres mots, toute l'intelligentsia turve s'enferma dans un mutisme morose. Nombre d'entre eux fuyaient les débats publics, trop soucieux de cacher l'étendue de leur ignorance. L'incapacité de nos savants plongea les turves dans un profond doute. Personne n'osait aborder ce sujet par trop douloureux. L'orgueil de notre peuple avait été irrémédiablement entaché.

Mon père était inquiet. Comme beaucoup d'autres turves il craignait que cette situation ne résultât en une méfiance envers la science et, finalement, à la défiance. Il était de ces turves qui ont une foi inébranlable en le savoir. Il disait toujours que la connaissance constituait le pilier de notre société. Pourtant il n'appartenait pas au monde hermétique des savants et autres penseurs. Il était un Turve du peuple. Dans la pensée de ces turves simples naquit une idée nouvelle : là où les Turves de science avaient failli, la vigueur populaire pouvait l'emporter. Leur mot d'ordre se résumait ainsi : agir ! De cette action salvatrice devait naître des principes, des questions et au bout du compte, des réponses.

Pour mettre en oeuvre leur action ils s'organisèrent. Leurs réunions ne rassemblaient au début qu'une poignée d'opiniâtres irréductibles. Mais bientôt, devant la couardise des Grandes Cavités, ils vinrent de plus en plus nombreux. Et, inévitablement, le choc des mots faisait naître des théories confuses et surtout, beaucoup d'espoir.

Je me rappelle encore cette réunion mémorable pendant laquelle Loublac Cadaléor - un simple plébéien - formula sa formidable proposition. Ce fut les premiers pas d'une fantastique aventure. Cadaléor avait remarqué la forme fantastique du Grand Cône et particulièrement la gorge en forme d'hélice qui l'entaillait profondément sur toute sa surface. Lors d'une réunion, alors que les conversations ressemblaient à des monologues que personne n'écoutait, Loublac Cadaléor tonitrua.

- Regardez-vous, Turves, mais regardez-vous donc ! Voilà dix gouals que nous parlons sans nous écouter. Voilà dix gouals que nous n'avons pas utilisé nos yeux ! Nous parlons, parlons, nous bavardons comme des tachyons rieurs en oubliant d'observer ! Serions nous devenu tous aveugles ? Pourquoi un cône et pourquoi cette entaille hélicoïdale ? Voilà les vraies questions auxquelles nous devons répondre, au lieu d'échafauder des théories absurdes.

Il balaya de son regard toute la cavité, s'arrêtant sur chacun avec un oeil sévère. Dans l'assistance un silence honteux s'installa. Il reprit avec la même véhémence.

- N'y a-t-il pas là lieu de s'interroger ? Je me suis amusé à faire une expérience très simple : j'ai observé le cône par sa pointe. Et, une chose extraordinaire me sauta aux yeux ! La spirale converge vers la pointe comme les bras d'un incroyable maelström. Si vous laissez votre regard courir le long de la crête de l'hélice, il s'emballe et n'a de cesse que d'atteindre l'ultime pointe.

Il s'interrompit encore une fois. Toute l'assemblée le fixait comme un seul homme. Une voix étranglée rompit le silence solennel.

- Et alors, où veux-tu en venir Loublac ?

- Alors ? Mais il suffit de regarder pour comprendre ! Cette spirale nous indique une direction, chers amis. Nous devons percer le Mur en faisant tourner le cône sur lui-même de façon à ce que la pointe pénètre dans la parois. Ça ne peut être plus évident ! dit-il d'un ton péremptoire.

Tous les turves présents dans la cavité se regardaient, étonnés d'une pareille conclusion. Des murmures s'élevèrent lentement pour remplir continûment le volume de la salle. Un turve se leva et dit avec une pointe d'enthousiasme :

- Je ne sais pas si ce que tu dis a un sens, mais ton idée me plaît, Loublac. Nous verrons comment le Mur réagira. Je propose que l'on aille tout de suite au Mur. Tous au Mur !

Et dans un même élan, tous se levèrent et s'écrièrent : "tous au Mur". Et tout le monde s'engagea vers la porte, remplis soudain d'un espoir inattendu. De cavités en cavités, le groupe grossit, gagnant des adeptes. Bientôt ce fut une foule dense qui arriva devant le Grand Cône. Loublac Cadaléor prit en main les opérations. De sa grosse voix, il donna des instructions brèves et précises. "dégagez le passage devant et préparez vous à pousser derrière. Direction, le plat du Mur. En avant !". Et l'énorme masse sombre du Cône se déplaça.

Les premiers gouals furent difficiles. Le mouvement du Cône était quelque peu erratique sous la poussée anarchique des Turves. C'est que dans l'euphorie du moment, chacun voulait donner sa part. Mais très vite une poignée de leaders s'empara du commandement de l'entreprise. Des équipes se formèrent, des tours de relève s'organisèrent. Finalement, après quelques gouals, l'anarchie des premiers instants fit place à une organisation exemplaire. Chaque turve pouvait prendre part à l'effort commun. Le déplacement du Grand Cône était devenu une mission à laquelle tout le peuple Turve était convié.

Malgré mon jeune âge, je fus impressionné par cette immense solidarité. J'étais fier d'être un Turve, fier de participer, à la hauteur de mes moyens, à cette grande tâche. J'étais heureux de voir tous les Turves reprendre goût à l'existence. Tous les soucis s'étaient effacés. Même les Cadoûls du temps, les mathématiciens, les philosophes, bref tous les savants turves, avaient rejoint la Mission. Bien sûr l'unanimité des premiers temps se fissura au fil des gouals. Certains remirent en question le sens de rotation du cône qu'avait suggéré Loublac Cadaléor. Deux écoles de pensées s'affrontèrent : les droitistes et les gauchistes. Les premiers soutenaient qu'il fallait faire tourner le Cône de la droite vers la gauche alors que les seconds proposaient le contraire. Pour ma part je me rangeais du côté des droitistes puisque mon père avait rejoint ce camp.

Cette question souleva bien des passions. Les esprits s'échauffèrent et des disputes brisèrent un moment la merveilleuse unité du Monde des Turves. Loublac Cadaléor, chef de file des droitistes, réclama la tenue d'un débat du Temps. Le grand Cadoûl du temps Aristeto - que l'on disait droitiste en privé - accepta sa requête. Le gardien du Pendule compta dix oscillations de son objet précieux et annonça lors de la criée du Temps que le moment était venu de réunir toutes les grandes cadoûleries pour le débat du Temps.

Le débat du Temps représente un événement extraordinaire. Il ne s'en tient qu'un seul dans la vie d'un Turve. Venus de tous les coins du Monde, les Turves se rassemblent pour parler du Temps. Cette tradition remonte à des âges ancestraux, à l'époque où l'on ne savait mesurer l'écoulement du temps avec précision. A la demande des savants tout le monde se réunissait afin de témoigner de son activité. Les sages de la Cadoulerie du Temps estimaient alors combien de gouals s'étaient écoulés. Cette façon de procéder n'était absolument pas fiable, bien entendu. Mais nos ancêtres ne possédaient guère d'autres moyens de mesurer le temps, avant l'invention du pendule. Aujourd'hui le débat du Temps est devenu essentiellement une assemblée du peuple Turve où les grandes questions de notre société sont discutées.

Le débat du Temps eut donc lieu, en présence de toutes les grandes Cavités et du Grand Cadoûl du Temps Aristeto en personne. Après des gouals de débat infructueux, un morne silence s'empara de l'assemblée. Les regards trahissaient l'impuissance, le désespoir et surtout la fatigue. Il fallait admettre que le Mur poursuivait son oeuvre délétère au sein du peuple Turve. Les convictions des deux camps adverses - les droitistes et les gauchistes - s'étaient figées, rigidifiées au point qu'aucune issue ne paraissait envisageable sans le soulèvement d'un parti contre l'autre. C'est alors que, mû par je ne sais quel intuition, je me levai et, sans vraiment réaliser la portée de mes mots, je dit "On pourrait alterner le sens de la rotation du grand Cône : cent gouals vers la gauche, cent gouals vers la droite et ainsi de suite". Tous les visages graves s'étaient tournés vers moi. Je restai ainsi debout un long moment au milieu d'un silence sépulcral. Je commençai à réaliser l'impudence de mon intervention : moi, un enfant Turve, je m'étais permis de donner des conseils aux plus grands sages de notre peuple. Mais à ma plus grande surprise, Aristeto brisa le silence et approuva ma proposition avec enthousiasme. Alors, tout le monde se leva et m'acclama. Loublac Cadaléor prit à son tour la parole et avec l'énergie qui le caractérisait il s'écria : "Turves, il n'est plus question d'attendre. Nous avons perdu assez de temps comme ça. Tous au Mur et allons mettre en pratique sur le champ l'idée de notre jeune ami".

C'est ainsi que la Mission se remit en marche et que, par la même occasion, je devins célèbre. De nombreux Turves venaient me rendre visite pour me féliciter de ma clairvoyance. Les membres des grandes Cadoûleries se déplacèrent en grande pompe pour venir me saluer. Loublac Cadaléor me serra la pince et me remercia chaleureusement de ma remarquable contribution à la Mission. Il m'assura dans un élan d'éloquence qui ne lui ressemblait guère que "l'histoire saurait reconnaître mon incommensurable génie et que mon nom figurerait à jamais sur les parois ancestrales de l'Histoire des Turves". Devant tant de congratulations je ne savais comment me comporter. Mes illustres thuriféraires m'intimidaient beaucoup.

Et les turves se mirent à tourner le grand cône; cent gouals dans un sens puis cent gouals dans l'autre. Cette tâche ravit rapidement toutes l'énergie de notre peuple ... et toutes les conversations. Rien ne comptait plus que l'accomplissement de la Mission. A tour de rôle, chacun remplissait son devoir auprès du Grand Cône. Pendant de longs gouals nos efforts conjugués n'aboutirent à aucun résultat perceptible mais l'ardeur qui nous avait tous réunis n'en était pas pour autant entamée. Quand un jour, un grand mathématicien arriva sur les lieux de la Mission dans le but d'effectuer quelques mesures géométriques. A la grande stupéfaction de tous il constata que le Grand Cône avait percé un minuscule trou dans le Mur. Cette première brèche dans l'irréfragable parois, si petite fut-elle, eut un retentissement formidable. Le Mur avait donc une épaisseur et pouvait de surcroît être percé. De "percé" à "transpercé" il n'y avait qu'un petit pas à faire et beaucoup le firent. Ils en conclurent, peut être hâtivement, que nécessairement le Mur possédait une autre face et que derrière s'y cachaient les étendues infinies de l'Univers. Ce fût un moment de grande réjouissance. Dans toutes les cavités, à travers notre petit monde, la fête battait son plein. Même les sages s'étaient joints aux festivités, à l'exception de quelques esprits chagrins qui voyaient dans cette nouvelle, une remise en question profonde des conceptions Jaivétrouniennes.

Les efforts de tous les Turves redoublèrent. Toute notre attention, toutes nos forces, toute notre société étaient tournées vers ce petit trou qui, au fil des gouals, grandissait, grandissait ...Au fur et à mesure que la pointe du Grand Cône s'enfonçait dans la matière obscure du Mur, quelque chose d'étrange se produisait : une sensation nouvelle se faufilait dans nos corps, comme un grand engourdissement. Cela semblait provenir de l'orifice qu'avait percé le Cône. Les philosophes tentèrent d'expliquer ce phénomène incompréhensible sans trouver d'accord. Certains attribuèrent cela à la fatigue qu'avait générée des gouals d'euphorie générale et de labeur forcené. D'autres au contraire parlaient d'aspiration vers les étendues d'outre-Mur - comme ils aimaient nommer les espaces immenses supposément cachés derrière le Mur. Enfin d'après un groupe plus pessimiste, le Mur sécrétait de sa blessure une sorte de matière qui avait pour effet d'annihiler l'étincelle de vie qui brillait dans nos corps.

Ils se trompaient tous mais quand la réponse arriva, il était déjà trop tard. Alors que je rentrai de la Mission après plusieurs gouals de dure peine, un bruit épouvantable s'engouffra dans les galeries. Comme tant d'autres j'eus le réflexe salvateur de me précipiter vers la plus proche cavité. Je me retrouvai entre les parois solennelles de la Cavité de l'Histoire des Turves. C'est ainsi que j'entrepris de rédiger ces quelques lignes. Un courant surnaturel soufflait dans les couloirs chassant tout sur son passage. Je vis des dizaines de Turves s'écrouler soudainement sur le sol, foudroyés par un invisible mal. Pour nous protéger de ce déferlement mortel, nous condamnâmes fermement l'entrée de notre refuge. Cela nous permit de survivre quelques gouals. Mais le mal s'infiltre et aura bientôt raison de nous. Je sens mes forces me fuir. Quelques vieillards ont déjà rendu l'âme. Je sais que la fin est proche. Adieu Peuple Turve. Ta volonté de savoir t'aura perdu...


3. L'alerte

Une sonnerie stridente vibrait dans tous les couloirs. Dans la salle de contrôle elle avait créé un épouvantable désordre. Après le choc de la surprise l'équipe de nuit s'affairait sans résultat cohérent. Pourtant chacun des hommes qui la composait avait été longuement préparé par des simulations d'alerte à ce genre de situation. Finalement au bout de quelques secondes de panique, le calme s'installa à nouveau dans la salle.

Mathieu coupa la sirène hurlante. Les tympans endoloris en furent notablement soulagés ainsi que les nerfs des hommes. Une grosse ampoule rouge continuait à clignoter au dessus du tableau de contrôle principal. Un cadran indiquait un taux de radiation anormalement élevé dans le compartiment numéro cinq. La limite autorisée par le règlement n'était dépassée que de quelques rads. Il n'en demeurait pas moins que la situation n'était pas normale. Ici, dans l'enceinte de la salle de contrôle, on aimait que tout restât dans les normes. Ici, la normalité était bien plus qu'un but, elle constituait une fin en soi, le seul sens de la présence de chacun.

- L'ingénieur principal sera là dans dix minutes - dit Antoine en raccrochant le téléphone d'urgence - Je ne pense pas que ce soit bien grave les gars. Allez, André, essaye d'en savoir plus sur les causes de tout ce ramdam.

- Ouais, t'es marrant. C'est ce que je fais depuis cinq minutes. Je ne peux pas aller plus vite que ce putain de bras mécanique - protesta André.

- La radio-activité augmente très lentement. La fuite ne doit pas être bien importante - ajouta Mathieu.

Pendant ce temps André était penché sur l'écran de son moniteur. L'image que lui envoyait la caméra n'était qu'un interminable alignement de conteneurs identiques. Seul des numéros peints au pochoir les distinguaient les uns des autres. Soudain il s'écria :

- Ça y est, je l'ai dans le collimateur les gars. C'est le conteneur numéro quatorze dans la rangée vingt et un.

Ses collègues se regroupèrent autour du petit écran.

- Tu es sûr que c'est bien celui-là, André - demanda le chef d'équipe sur un ton qui cachait mal son scepticisme.

- Ben c'est ce qu'indique le compteur Geiger. La radio-activité ne peut provenir que de ce conteneur-ci

- C'est curieux on ne voit rien de particulier. Tu peux en faire le tour complet s'il te plaît ?

- Ok chef.

L'image un peu distordue du conteneur bougea sur l'écran. Les effets de l'aberration de l'objectif de la caméra déformaient les arrêtes au point de leur conférer des allures fantastiques.

- Là regardez, s'écria Mathieu, il y a quelque chose.

- Ah oui, tu as raison, ajouta le chef d'équipe. Il y a comme une toute petite tâche sur la surface du conteneur. Tu peux grossir l'image André.

En l'espace d'une fraction de seconde, ce qui n'était qu'une tâche à peine perceptible devint un cercle sombre de plusieurs centimètres de diamètre sur l'écran.

- Ça alors ! lança le chef d'équipe, ne pouvant cacher son étonnement. En onze ans de boulot je n'ai jamais vu un truc pareil. Je me demande bien ce que ça peut bien être.

- L'ingénieur ne saurait tarder maintenant. Il aura peut être une réponse à ça dit Mathieu.

Et comme il finissait sa phrase, l'ingénieur principal de permanence entrait dans la salle de contrôle. Les rides de son front anormalement plissées trahissaient son inquiétude.

- Bonjour tout le monde lança t-il sans grand enthousiasme. Que se passe-t-il au juste ? Vous avez des informations Davier ?

Antoine Davier, le responsable de l'équipe de nuit se retourna avec une soudaine gravité sur le visage.

- Oui, nous avons noté la présence d'un trou circulaire dans le conteneur numéro quatorze rangée vingt et un du compartiment cinq. Le trou en question doit avoir un diamètre de l'ordre de quelques millimètres à peine, mais il a suffit pour provoquer une augmentation de zéro virgule sept pour cent de la radio-activité ambiante du compartiment. Voilà toutes les informations que nous possédons pour l'instant. Ce listing fournit l'historique de l'incident. Comme vous pouvez le remarquer, la radio-activité a crû uniformément à partir de trois heures trente quatre. Ce n'est qu'une heure et demie plus tard que l'alerte a été déclenchée. Ceci indiquerait que la fuite est très faible ce qui correspond à nos observations.

- Bien - dit l'ingénieur principal d'un ton dubitatif en saisissant le listing - Envoyez immédiatement une équipe d'intervention pour colmater la fuite. Surtout que l'on évite d'endommager le trou dans le conteneur. Nous en aurons besoin pour l'enquête.

Trois hommes enveloppés dans des combinaisons parfaitement étanches s'introduisirent dans le compartiment contaminé. Ils respiraient l'air que leur fournissait une bouteille d'oxygène arrimée sur leur dos afin de se protéger des poussières mortelles. Après quelques dizaines de minutes de travail presque routinier, tant ils avaient répété ces gestes pendant les exercices de simulation, le taux de radio-activité se stabilisa. Pour l'équipe de contrôle, l'incident était clos et la routine réconfortante s'installa à nouveau. Alors commença l'enquête technique.

Le conteneur fût délicatement déplacé à l'aide d'un bras mécanique jusque dans l'une des salles du service d'investigation. Là, une armada d'ingénieurs et de techniciens l'étudièrent de très près avec tous les soins spéciaux que réclament ce genre d'objets. Pour le commun des mortels il ne s'agissait que d'un gros cylindre en plomb sans particularités mais ici, personne n'ignorait les pouvoirs délétères du plutonium qu'il renfermait. La même question courait sur toutes les bouches : quelle avait bien pu être la cause de ce minuscule petit trou circulaire creusé dans la charpente même du conteneur en plomb ?

Finalement on trouva la réponse, sans vraiment la comprendre : des radiographies révélèrent, à la plus grande stupéfaction des ingénieurs, que le trou avait été percé par une vis ... de l'intérieur. Ce résultat bravait effrontément la raison. Mais toutes les analyses convergeaient vers cette même conclusion. Le dossier gravit lentement la hiérarchie kafkaïenne du Commissariat à l'Energie Atomique accompagné de notes laconiques. Après plusieurs mois de polémique passionnée entre experts incrédules, l'affaire, par trop encombrante, fût classée et oubliée. Mais le conteneur vint et un de la rangée quatorze du compartiment cinq est toujours là. Il restera à jamais le seul témoin de tout un peuple anéanti par son désir de savoir. Un peuple lassé d'être prisonnier des limites de son Univers : le Monde des Turves.

Vous ne me croyez pas ? Pourtant la cavité de l'Histoire des Turves attendra éternellement votre curiosité. Rien ne pourra détruire le témoignage des Turves. Fouillez dans le conteneur vingt et un de la rangée quatorze du compartiment cinq à l'usine de retraitement des déchets radioactifs de La Hague. L'histoire de Cadélouan vous y attend !